Comment comprendre les paraboles coraniques ? Les perspectives que nous ouvre l’histoire des sept dormants
(Ce texte est la transcription d’une communication à la rencontre interreligieuse Les sept Dormants ou Gens de la Caverne, qui s’est déroulée à Tours les 28 et 29 mai 2016).
Parler des perspectives que nous offre l’histoire des sept dormants, dans une approche exégétique coranique, nécessite de préciser tout d’abord la terminologie usitée pour rendre compte à la fois du sens et de la portée de ce qu’on entend par « parabole », puis de proposer quelques pistes de lecture des enseignements du texte pour explorer sa portée contemporaine.
Quelques précisions terminologiques
Selon le dictionnaire de rhétorique la parabole est un lieu – c’est-à-dire une méthode d’argumentation et de démonstration – composé d’un ensemble de figures de macrostructurales, telles que l’allégorie ou le symbole, et microstructurales, telles que la métaphore ou la comparaison, pour ne citer que ces quelques figures au sein d’un ensemble assez vaste. Dans un langage moins ésotérique pour le profane, disons que la parabole est un récit parlé, mis dans la bouche d’un personnage ; il s’agit soit d’un héros d’une histoire racontée par d’autres, soit du sujet de sa propre histoire. Ce récit possède une fonction spécifique qui réside dans sa visée essentiellement spirituelle et sa mise en scène allégorique. C’est dans ce sens que le récit parabolique comporte une suite de métaphores qui renvoient elles-mêmes à l’allégorie d’un état spirituel. Pour le lecteur et, a fortiori, pour le lecteur croyant, le but est de découvrir, derrière les mots qu’il lit, des sens figurés. A ce titre, la puissance du récit parabolique est qu’il renferme tout un ensemble de tropes, c’est-à-dire de mots qui sont utilisés non pas dans leur sens habituel mais dans un sens figuré. Cette dimension du texte coranique n’a pas échappé aux exégètes musulmans ; avec l’expansion géographique de l’islam, la codification de langue arabe et le développement des disciplines liées à l’interprétation du Coran, plusieurs auteurs ont rédigé des ouvrages dédiés spécifiquement aux métaphores coraniques. Dans leurs ouvrages, ils se sont concentrés essentiellement sur la signification des mots, sans forcément restituer la portée parabolique globale des différents récits coraniques. C’est dans l’exégèse ésotérique du Coran que l’on trouve une réflexion plus profonde sur le « sens caché » des récits, notamment chez les auteurs soufis. Les auteurs musulmans ont opéré une distinction entre les « récits historiques » – qiçaç, pluriel de qiççah, et les récits paraboliques ou comportant des métaphores – amthâl, pluriel de mathal, terme signifiant littéralement « exemple », avec une prédominance pour ce second aspect.
L’approche de Muhammad Ahmad Khalâf Allah
Les recherches archéologiques et historiques ont mis en évidence ce qui distingue les récits mythiques des réalités historiques, et plusieurs récits coraniques n’échappent pas à cette dimension mythique, comme par exemple le récit des gens de la caverne. Un auteur contemporain, Muhammad Ahmad Khalâfallah[1], a tenté de résoudre ce qui peut apparaître comme une contradiction entre le caractère révélé, et donc divin, du Coran, et la présence en son sein de récits qui n’ont pas de fondement historique établi, voire qui relèvent du mythe. Dans son ouvrage L’art des récits anecdotiques dans le Coran[2], l’auteur évoque les récits dans lesquels la part d’imagination est prépondérante, au-delà d’une pure dimension historique. Il part du principe que l’homme a besoin d’imagination pour exprimer ce qu’il a besoin de dire, ce qui n’est pas le cas de Dieu. Cependant, celui-ci utilise ce mode d’expression pour que l’homme puisse connaître la Vérité. Muhammad Khalâf Allah évoque en particulier les événements survenus à des héros imaginaires ou bien des événements absolument irréels attribués à un héros ayant réellement existé. Par exemple, le passage 243 de la sourate n° 2 (la génisse) évoque le récit suivant : « N’as-tu pas vu ceux qui, craignant de mourir, sortis par milliers de leurs maisons ? Dieu leur a dit “Mourrez !” puis Il les a ensuite fait revivre. » Nous sommes ici dans un langage symbolique et il ne faut surtout pas s’attarder sur le sens apparent du récit. Dans le Coran, les éléments des qiçâç sont vidés de leur sens historique pour revêtir un sens religieux ou moral. Les récits coraniques ne sont donc pas à prendre forcément à la lettre car, s’ils s’inscrivent dans un arrière-fond connu des récepteurs du Coran, c’est leur dimension spirituelle qui nous intéresse au premier chef. Dans le prolongement de cette approche, l’auteur indique que les récits coraniques suivent la trame de la vie prophétique et ils sont également le reflet de son état psychologique. On peut en donner ici trois exemples succincts :
- les récits qui se trouvent dans les sourates N° 51 (Les vents qui dispersent), 54 (Le Mont) et 69 (Le Calame) répondent à des questions sur le caractère prophétique de la mission de Muhammad ;
- les récits comportant des dialogues aux sourates n° 7 (l’Isthme) et 26 (Les poètes) apportent des réponses aux débats entre Muhammad et ses détracteurs ;
- dans les sourates n° 3 (La famille d’Imran) et 28 (Les récits) on trouve des descriptions de personnages et les récits coraniques les plus achevés.
Ce n’est donc pas l’information historique qui importe, mais la dimension religieuse du récit, qui a pour fonction d’activer chez l’auditeur une « logique de sentiment ». On en trouve un exemple dans l’histoire de Loth qui est mentionnée à plusieurs endroits du Coran :
- dans la sourate n° 15 (al-Hijr ), l’aboutissement du récit est l’annonce du malheur qui s’abattra sur ceux qui accusent le Prophète de mensonge, car celui-ci jouira de la protection divine ;
- dans la sourate n° 11 (Hûd), le récit insiste sur le facteur temps et l’inquiétude de Loth face à la menace de son peuple. Cela fait écho à l’angoisse ressentie par Muhammad dans la transmission du message. Le Coran lui conseille ici la patience et l’endurance.
Il faut signaler ici que Muhammad Khalâf Allah n’a pas été autorisé à soutenir son doctorat à l’université d’al-Azhâr, en 1947. Il devra attendre plusieurs années avant de pouvoir publier ses travaux, et ses écrits postérieurs seront beaucoup plus conformes à la doctrine musulmane sunnite. Le poids des institutions musulmanes, en particulier de l’université d’al-Azhâr, empêche encore aujourd’hui de développer ce type d’études critiques dans le champ islamique.
Quelques indications sur le récit des Gens de la caverne
Le récit des Gens de la caverne se trouve dans la sourate n° 18 du Coran, dénommée La caverne. Il est à mettre en relation avec les autres récits de cette sourate, à savoir : les propriétaires des deux jardins, Moïse et le Verdoyant et le récit de Dhûl-Qarnaïn (le biscornu). Dans ce premier récit, la caverne est une métaphore de l’introspection et du refuge auprès de Dieu, le temps est une métaphore de l’action où l’on peut distinguer le temps humain de celui de Dieu. Le soleil, quant à lui, est une métaphore du divin. Ce récit intervient dans un contexte où les musulmans sont persécutés à la Mecque, ils forment une communauté jeune et peu nombreuse, et on peut supposer qu’il préfigure l’émigration d’une partie des musulmans vers l’Abyssinie et d’une autre partie vers Yathrib, qui prendra par la suite le nom de Médine, ou « ville du Prophète ». Dans les récits précités de la sourate, quatre éléments sont en relation :
- la foi, ou la religion,
- l’illusion des richesses de ce bas-monde et du bien-être qu’elles procurent,
- la connaissance véritable de Dieu,
- le pouvoir.
À l’issue du premier récit relatif aux Gens de la caverne, le Coran adresse un message au Prophète et aux croyants en ces termes : « Fais preuve d’endurance en demeurant avec ceux qui invoquent leur Seigneur matin et soir, aspirant à Sa face. Et que tes yeux ne se détachent point d’eux en cherchant les parures de la vie sur Terre. » (18, 28) Le passage continue avec l’annonce du châtiment pour les négateurs du message coranique, puis en donnant une illustration des illusions du monde terrestre par la métaphore de la végétation qui pousse puis se fane. La sourate s’achève avec une digression sur la fin du monde et l’augmentation des tentations, en présentant la figure du diable et celle de l’antéchrist. Faut-il donc que les croyants fuient le monde pour vivre dans un entre-soi ? Le récit de la caverne est ici une ouverture sur les notions de résistance active et passive et sur l’action vertueuse.
Quelles perspectives nous ouvrent les paraboles coraniques ?
Jacques Berque, dans sa traduction du Coran[3], évoque la charge eschatologique des actions humaines ; ce que l’on accomplit sur terre a des conséquences sur notre devenir dans l’au-delà. La structure de la sourate de la caverne en est une illustration concrète. D’une façon plus générale, le Coran réinvestit certains personnages au service du message Prophétique muhammadien, à savoir les prophètes, les sages comme Luqmân, Balam qui est cité dans un sens péjoratif, contrairement à la Bible, et Saül dans un sens positif. Certains récits sont d’ordre passif alors que d’autres, à l’instar du combat de David contre Goliath, sont plus offensifs. Deux éléments traversent les paraboles coraniques. Le premier concerne le positionnement des croyants au sein du monde ; le Coran interroge les croyants sur leur capacité à endurer les actions de leurs contradicteurs pour détruire la communauté naissante à l’aide des diverses paraboles. Le deuxième élément est relatif au Dieu coranique qui est présenté comme le Maître du monde qui se rallie à la cause de Muhammad, ce dernier ne pourra donc que triompher tôt ou tard. Dans le contexte tribal de l’Arabie du VIIe siècle, le Coran présente cette victoire sous deux aspects :
- la transformation intérieure pour obtenir le ralliement divin,
- les victoires militaires qui sont le signe du ralliement effectif de Dieu à Muhammad.
Ce que nous avons présenté ici n’est qu’un effleurement de la richesse des paraboles coraniques. Aussi, chaque croyant, dans sa lecture personnelle du Coran, trouvera mille et une significations cachées à ces récits, pour peu qu’il se détache de leur sens premier et de leur ancrage historique supposé.
[1] Muhammad Ahmad Khalâfallah (1916-1991) est un penseur égyptien contemporain du courant moderniste.
[2] Muhammad Ahmad Khalâfallah, Al-fann al-qaçaçî fîl-qur’ân (L’art des récits anecdotiques dans le Coran), Sanâ lil-nashr, Beyrouth, 1999 (1ère édition, 1951).
[3] Jacques Berque, Le Coran, essai de traduction, Éditions de poche, 2002.