Femmes et voile : « On ne voit plus des êtres humains dans leur diversité, on voit uniquement des idéologies »
Paru sur Gazelle Mag et repris sur Pipelette.info en juin 2017
Omero Marongiu-Perria, fils d’immigré italien s’est converti à l’Islam à l’âge de 18 ans. Sociologue et spécialiste de l’Islam en France. Il soulève les problématiques liées au port du voile dans la société, et le rapport des musulmanes à ce vêtement et à leur sociabilité. Il met en garde sur les comportements sectaires, et invite à un débat apaisé sur le sujet. Son ambition ? Une transformation de la société impliquant le respect et la liberté des choix des individus.
Le voile peut-il être un frein à l’inclusion des musulmanes voilées dans la société ?
« On peut aborder la question sur trois angles, sur le volet juridique, il y a une distinction entre l’entreprise publique et l’entreprise privée, dans la première une femme ne peut pas porter le voile, cela dérogerait au principe de neutralité de l’agent de l’Etat. Dans l’entreprise privée, il n’y a pas de disposition, jusqu’au vote de la loi El Khomri qui introduit la possibilité pour l’employeur d’exiger la neutralité de ses salariés. Jusqu’à présent, tout individu peut négocier son contrat de travail en incluant ses dispositions relatives à ses convictions. C’est un principe de droit. Ainsi, on pourrait considérer que des femmes musulmanes portant le voile pourraient être embauchées sans aucun problème, or ce n’est pas le cas.
Le deuxième aspect se situe sur le plan sociologique. Le port du voile n’a jamais été uniforme et ne renvoie pas forcément aux mêmes univers de représentations chez les femmes musulmanes. Le port du voile est très différent entre une femme qui va porter un turban, une autre un voile de couleur, pastel ou sombre… Il n’exclut pas tout un ensemble de comportements très diversifiés dans le rapport aux autres et notamment dans les rapports de genres. Il y a des femmes qui peuvent porter le voile et faire la bise et serrer la main… Or, il y a une tendance à uniformiser le regard qui est porté sur ce vêtement en le renvoyant d’emblée dans le champ idéologique. On ne voit plus des êtres humains dans leur diversité, on voit uniquement des idéologies qui s’expriment à travers des choses visibles. C’est un vrai souci dans la société française aujourd’hui.
Le troisième volet est de renvoyer systématiquement des comportements à des dimensions géopolitiques, géostratégiques et cela en dit long sur la façon dont une société s’observe à travers l’autre.
Depuis près d’une trentaine d’années, la société française se regarde en partie à travers des miroirs, et l’Islam est un miroir comme il y en a d’autres. Aujourd’hui, les femmes musulmanes se prennent de plein fouet tout un ensemble de débats auxquels elles sont étrangères. Quand on analyse les discours et les comportements, la part de femmes musulmanes qui est capable de poser des mots, d’ordre idéologique à leur rapport à l’Islam, honnêtement est très restreint !
La plupart des femmes considèrent le voile comme un marqueur social qui régule les rapports de genre, il ne renvoie pas à des idéologies telles qu’on veut les faire passer dans les discours politiques ou chez certains intellectuels. Il faut essayer de dépasser la dimension idéologique pour revenir à une sociologie des acteurs, de prendre déjà ce qu’ils vivent et de la façon dont ils vivent leur religiosité et de ne pas les appuyer d’emblée de vouloir déstabiliser toute la société. »
Qu’entendez-vous par : le voile est un marqueur social ?
« Lorsqu’elles entrent dans leur cheminement spirituel, à un certain moment, elles peuvent s’entendre dire qu’elles doivent porter ce type de vêtement. Cela amène à des élaborations personnelles, des femmes qui vont essayer de concilier la dimension hédoniste : « j’ai envie de me réaliser, de travailler, de sortir comme tout le monde… Mais en même temps, j’ai envie de concilier mon désir de vie personnelle avec ce précepte-là. » Alors, elles vont porter des voiles de toutes les couleurs, des vêtements qui ne sont pas tellement appréciés justement de certains imams et prédicateurs. Elles font un peu leur tambouille. »
Quelles sont les raisons qui poussent certaines musulmanes à se voiler ?
« Sous un angle sociologique, si l’on interroge une femme musulmane, il y a de fortes chances pour qu’elle explique, que le port du voile entre dans le cadre de sa démarche spirituelle et son rapport à Dieu. Sur ce volet-là en tant que sociologue, je n’ai pas de jugement de valeur à porter. Certainement qu’il y a une dimension spirituelle derrière le port du voile. Ce qui m’intéresse, c’est dans le cadre des rapports sociaux, qu’est-ce qui fait qu’une personne ressent le besoin de mettre un voile dans son rapport à la société puisque, il n’est pas porté dans le cadre de l’intime ? Elle ne met pas le voile quand
elle est chez elle, dans sa cuisine, sauf si elle a peur des odeurs sur les cheveux ! Elle le met bien dans le cadre des rapports sociaux et notamment des rapports de genre. La plupart du temps, c’est pour réguler les relations entre les hommes et les femmes en société. Dans ce cadre-là, lorsqu’elles sont interrogées, elles répondent qu’elles ont besoin de mettre une certaine distance qui va préserver la relation à l’environnement qui est notamment la relation aux hommes. »
Pourtant, certaines femmes confient que leur démarche s’inscrit dans une soumission au Coran…
« Ces personnes ont été en contact avec des individus, certains imams et prédicateurs se définissent comme conférencier. Ils ont tendance à vouloir s’arroger le droit de réguler les comportements individuels et sociaux en expliquant que pour être une bonne musulmane et parfaire sa relation à Dieu, il faut entrer dans un cheminement qui se traduit par le port de ce vêtement. Mais ce vêtement à l’origine, tel qu’il est exposé dans le Coran, ne renvoie pas à une dimension spirituelle, il renvoie bien à une dimension sociale. D’ailleurs, là où il y a mauvaise interprétation, c’est que puisque ce vêtement est d’ordre social, les juristes musulmans se sont posé la question :
» dans le cadre de la célébration de la prière, puisque ce vêtement, le fait de se couvrir les cheveux possède une dimension sociale, est-ce qu’il possède également une dimension dans la célébration du culte ? »
Ils ont abouti par consensus, au fait que la femme musulmane devait se couvrir la chevelure dans le cadre de la prière. Or, certaines musulmanes ont tendance à inverser la chose en disant :
« puisque je dois me voiler dans la prière, je dois me voiler également dans mes relations sociales « , alors que c’est l’inverse qui a été posé dans les références religieuses musulmanes. «
Légiférer sur le voile est-ce une solution d’émancipation ?
« Qu’il y ait eu une émancipation de la femme en France et plus généralement dans les sociétés occidentales, en partie par la voie juridique, c’est une avancée incontestable, qu’il n’y a pas lieu de remettre en cause. Par contre, lorsque nous parlons d’égalité en droit, d’émancipation dans le sens où la femme aurait été libérée de certaines contraintes, nous voyons qu’il y a une espèce de procès de mauvaise foi.
Il y a un procès qui est fait globalement à l’Islam contemporain qui serait machiste, dirigé par les hommes… Je pense qu’il y a une grande part de vérité, mais qui ne se traduit pas forcément par la question du voile, même si je pense qu’il y a un voile oppresseur.
Le fait de dire qu’il faut aider des femmes à sortir de leur oppression malgré elles, en les obligeant à retirer le voile, il y a une violence symbolique qui est extrêmement problématique. Dans l’imaginaire d’un certain nombre de musulmans, cela renvoie directement à la guerre d’Algérie et à la stratégie qu’avait le colonisateur français pour dévoiler les femmes. Du coup, cela replonge des personnes dans une histoire qui n’est pas la leur, puisque la quasi-totalité des femmes sont françaises et une bonne partie est née en France.
Malgré elles, la société les accule à développer des stratégies de groupe, car pour une bonne partie, elle n’a plus la capacité d’être reconnue dans son individualité, dans sa singularité. On oblige des individus à sortir de leur singularité pour être reconnus en tant que groupe, en les accusant d’avoir des logiques communautaires et en même temps, de les renvoyer systématiquement à une appartenance communautaire. De fait, ils sont acculés à développer des stratégies de groupe. »
Comment porter un regard apaisé sur la question du voile ?
« Quand je discute avec des personnes qui sont sur une position que je qualifie d’intransigeance, en partant du principe que se couvrir les cheveux est une aliénation et qu’il faut malgré elles, les dévoiler pour les faire accéder à une émancipation, j’aime à leur rappeler que nous sommes tous aliénés, de toute façon ! Si ce n’est pas cette aliénation, on peut travailler sur d’autres formes d’aliénation !
J’invite les gens à faire une première expérience :
Mettez-vous 30 minutes sur un banc dans un centre commercial et observez les femmes. Il y a autant de voiles que de femmes voilées. Il y a la femme maquillée qui porte un vêtement très moulant qui ferait pâlir plus d’un imam, la dame plutôt immigrée qui a mis son voile autour du cou avec une djellaba, il y a la jeune fille en jeans venue avec ses copines, l’une voilée, les autres pas, qui est entrain de se taper des fous-rires… C’est ça la diversité dans la société d’aujourd’hui ! On ne veut pas la voir, on pose un point de vue idéologique et tout est interprété à travers cette dimension idéologique ! Ça, c’est très français ! Moi-même, j’en souffre lorsque je discute avec des gens qui me
disent : « toi, t’es un frère musulman ! » Je leur réponds : « définis-moi ce qu’est un frère musulman ? »
Je suis pour la transformation de la société et le fait de respecter la liberté des choix des individus alors que dans le même temps, ce discours, je suis capable de le dire au milieu d’une mosquée quitte à me faire rentrer dedans par des musulmans qui sont plus rigoristes ! »
Dans quelle mesure la musulmane voilée est devenue un enjeu politique ?
« J’ai résumé la problématique de la façon suivante, La femme musulmane entre le marteau républicain et l’enclume islamiste*. Cette problématique de la femme musulmane touche l’ensemble du monde musulman mais plus particulièrement le monde arabe. Le contrôle social de la femme est un enjeu éminemment politique puisque, qui dit libéralisation de la vie sociale de la femme, signifiera démocratisation des sociétés. Les pouvoirs en place n’ont pas forcément intérêt à ce que les sociétés
se démocratisent. De ce point de vue là, c’est la femme qui se prend tout dans la gueule.
Contrairement à d’autres pays, la France est un modèle universaliste qui est extrêmement violent dans son application concrète. Les questions liées à l’Islam sont les derniers avatars des combats républicains pour uniformiser les comportements sociaux. Les femmes sont les publics les plus fragilisés, mis sur la sellette, parce que ce sont ceux qui ont le moins de capacité d’organisation collective. »
À terme, quelle pourrait être la place des musulmanes voilées dans la société française ?
« Il faut surtout qu’on leur fiche la paix ! On se trompe de débat. Nous sommes dans des assignations à être : « tu n’es pas comme moi ? Tu es une intégriste ! » Nous sommes dans des positions tranchées qui obligent constamment les contradicteurs à avoir un parti pris d’irréductibles ! On peut trouver des femmes musulmanes qui vont se voiler mais qui sont parfaitement intégrées dans la société. Elles sont dans les mêmes modes de sociabilité que les autres. Les intellectuels, les politiques refusent de le voir.
Le problème n’est pas le fait de se couvrir les cheveux, mais son niveau de sociabilité. Est-ce que la personne est dans une sociabilité avec les autres ? Est-ce qu’elle fréquente
les mêmes lieux ? Est-ce qu’elle peut discuter avec des hommes, s’asseoir à côté d’un collègue, est-ce qu’elle ne va pas foutre le bordel quand il y a un temps collectif… C’est cela qui nous intéresse, sa sociabilité. Si je suis en face d’une femme musulmane qui me considère comme un détraqué sexuel en puissance, » je lui dis : je te respecte dans ce que tu es, mais franchement va consulter un psy, car si tu considères que prendre l’ascenseur avec un mec, tu vas te faire forcément violer entre le 2e et le 3e étage, là, tu as un problème ! » Est-ce qu’on partage une sociabilité commune dans cette société ?
Beaucoup de gens, qui tapent à tout vent sur différentes catégories de population dont les musulmans, refusent de voir cela. »
* Omero Marongiu-Perria a contribué à l’écriture du livre collectif Voiles et préjugés dirigé par Nadia Henni-Moulaï sorti en octobre 2016 aux éditions Melting Book