5 Les années étudiantes
Mon premier sermon du vendredi s’est déroulé, logiquement, à la salle de prière de la résidence Bachelard, sur le campus de Villeneuve d’Ascq. Contrairement à la quasi-totalité des mosquées, à l’époque, et à certains étudiants qui officiaient pour les prêches du vendredi dans les résidences universitaires lilloises, l’arrivée de jeunes étudiants francophones inaugurait le passage à des sermons du vendredi prononcés essentiellement en français, avec quelques citations de versets du Coran en arabe. La légitimité du tribun était assez simple puisqu’elle reposait essentiellement sur son appartenance idéologique. Au fur et à mesure du temps, quelques étudiants « non affiliés » seront également amenés à effectuer des sermons du vendredi, et la multiplication des salles de prière, sur fond de non renouvellement des cadres étudiants Frères musulmans et Talâ’i', conduira à un éclatement de la gestion de ces salles et l’installation, au début des années 2000, de groupes étudiants salafistes qui prendront en main la gestion de plusieurs salles prières. Au départ, pourtant, il s’agissait pour les deux groupes en présence d’assurer une diffusion de leurs idées et de recruter de nouveaux militants.
Pourtant, sur le fond, nos discours étaient à la fois proches au plan doctrinal et plutôt centrés sur l’articulation entre spiritualité, études et citoyenneté. La ligne de démarcation se situait plutôt du côté des prises de position de certains militants sur les questions internationales ; les années années 1990 vont voir en effet la chronique internationale alimentée par tout un ensemble de conflits mettant l’islam sur la sellette. Aussi, du côté frériste, plusieurs étudiants « imams » relayaient assez ouvertement les positions des Frères musulmans égyptiens sur l’actualité internationale. Pour ma part, je faisais partie d’un trio qui se relayait, à la résidence Bachelard, pour effectuer les sermons, avec une moyenne d’un sermon toutes les trois semaines.
Par la suite, le rythme s’accélérera pour arriver à une vitesse de croisière d’un sermon bimensuel, voire hebdomadaire à certaines périodes de non disponibilité d’un membre du trio. Au cours de l’année 1994-1995, la relation entre les deux groupes concurrents s’assouplira grâce à la volonté de rapprochement de plusieurs responsables des chaque groupe. Le souci était également pragmatique ; les plus anciens avaient soutenu leur thèse et, au fur et à mesure, les Frères musulmans et les Talâ’i’ peinaient à trouver des personnes en capacité, ou ayant la volonté, de prendre en charge le sermon du vendredi. Nous avons donc élaboré un groupe de tribuns du vendredi qui officieraient indistinctement dans l’une et dans l’autre salle de prière, avec un planning trimestriel élaboré en commun. Je me souviens encore de mon premier sermon du vendredi à la salle de prière de la résidence Hélène Boucher ; je revois mon mentor discuter et négocier mon « intronisation » et asseoir ma « légitimité » à effectuer le sermon du vendredi malgré mon identité non arabe et mon relatif jeune âge ainsi que mon expérience somme toute encore assez précaire. Lorsque je me suis levé, dans cette salle de quelques dizaines de mètres carrés complètement bondée d’étudiants, je vois encore les étudiants responsables de la gestion de la salle me fixer droit dans les yeux comme pour m’avertir de ne pas faire de faux pas…