3 Entre illusionnisme et polyvalence
Mon premier discours a été très éprouvant ; je me souviens parfaitement des quelques bafouillages, mais surtout des gouttes de sueurs qui envahissaient tout mon corps alors que je perdais le fil de mes idées devant, au bas, mot, deux cents personnes réunies dans la mosquée. Un copain, que je connaissais bien, et qui était un peu taquin, m’a posé ensuite une question à laquelle j’étais absolument incapable de répondre. Franchement, sur le champ, je lui en voulais de me taper la hogra de la sorte devant un public plutôt conquis par l’effet du discours d’un gars d’à peine 21 ans, sacré Karim va ! Heureusement que mon mentor allait me sauver la face. En plus, j’entretenais déjà l’illusion de l’arabe ; pour dire vrai, j’étais encore incapable de tenir une conversation dans cette langue mais, en près de trois ans, j’avais déjà acquis un bon niveau de lecture et de compréhension du discours religieux. Cela, je le devais à la fois aux étudiants maghrébins qui m’avaient pris en charge à la cité universitaire, à mon mentor, à l’imam – provisoire – de la mosquée, Ssi Hassan, avec qui j’avais passé un deal : je lui avais acheté un livre d’apprentissage du français pour arabophones et, en échange, il me lisait des passages de Subul as-salâm – Les chemins de la paix – de l’illustre San’ânî, en m’expliquant de façon mimétique les mots que je ne comprenais pas, c’était trop chou ! Et moi, je passais des instants privilégiés avec un imam vivant dans des conditions de précarité qu’on jugerait aujourd’hui comme relevant du scandale.
Ma capacité de lecture en arabe était également due au fait que je suivais très assidûment la lecture coranique quotidienne avec les anciens ; ça, c’est l’instant magique par excellence ! Des anciens qui scandent le Coran à un rythme précis, minutieux, qui ont appris les techniques de reprise de souffle dans leur lecture… Avec les jeunes potes, on avait une technique pour entretenir l’illusion de la lecture ; comme on ne pouvait pas rivaliser avec le rythme de lecture des anciens, on anticipait le début des prochains versets et, d’un coup on élevait la voix, puis on perdait le fil pendant quelques versets et on anticipait les prochains versets pour les psalmodier en cœur avec eux. Ça faisait une espèce de lecture en yo-yo qui agaçait quand même un peu certains, heureusement que le Hajj Ahmed, le patriarche de la mosquée et Mansour, le plaisantin parmi les anciens, étaient là pour nous couvrir.
Ces anciens, je leur dois énormément, ils m’ont appris une partie de l’école de la vie. De mon point de vue, seuls des gens vides de spiritualité, seuls des gens qui n’ont jamais assisté à une lecture coranique dans une medersa du fin-fond du bled peuvent condamner cette façon d’apprendre et de réciter le Coran. Et pourtant, c’est ce que feront quelques mosquées du Nord, dans les années 1990, sous prétexte d’innovation religieuse, renvoyant les anciens à discuter de bagnoles et d’autres futilités en attendant la prière du soir. Heureusement, elles y reviendront après quelques années, signe d’une certaine sagesse. En tout cas, corrigé et validé par mon mentor, mon premier discours allait ouvrir ma carrière de conférencier et d’imam tta ssah, vrai de vrai comme disent les maghrébins. A partir de 1991, j’allais sillonner pendant des années la France, la Belgique, parfois la Suisse, pour donner des conférences un peu partout.
J’ai fait le compte, une moyenne de 40 000 km par an en voiture, une centaine de villes, et quelques milliers de conférences en tout genre qui ont été données. Le dos y laissera des plumes au tournant de la trentaine, mais c’était quasiment une vie de bohème version islam prosélyte que nous menions, et la capacité rhétorique augmentait au fur et à mesure des interventions. Oui, parce qu’une fois que vous êtes rompus à l’exercice selon la technique décrite, vous pouvez tenir un discours religieux sur à peu près tout, comme par exemple donner une conférence le samedi après-midi sur le comportement du Prophète, le samedi soir sur l’économie en islam et le dimanche après-midi sur la physique nucléaire dans le Coran ! C’est ce que j’ai fait pendant quelques années, comme une bonne partie des « imams » de ma génération qui ont aujourd’hui pignon sur rue dans l’univers de l’islam français, et qui ne voudraient peut-être pas que certaines conférences audio et vidéo de l’époque resurgissent à la surface médiatique… En tous cas, dans les archives de Mediacom, l’ancienne entreprise de communication de l’UOIF, ce sont des milliers de cassettes qui ont été stockées sur toute cette période, de quoi retracer de manière très précise l’évolution des discours et des pratiques de pas mal d’imams « républicains »…