2 L’art et la manière du discours
Au bout de près d’un mois de khourouj fî sabîlillah – sortie de prédication sur le sentier de Dieu – Il m’a fallu retourner dans mon quartier et ma petite mosquée de Raismes-Sabatier, pour des raisons diverses et variées, et c’est à partir de ce petit coin que je vais faire l’essentiel de mes armes. Pour réussir à percer dans le marché des tribuns musulmans, il faut plusieurs ingrédients : outre une capacité orale et un minimum de pratique de l’arabe, il faut le plus souvent avoir un mentor, celui qui va vous porter sur la scène publique, qui va vous donner cette filiation pour asseoir définitivement votre légitimité. Il faut aussi un cadre porteur, une institution au sein de laquelle vous pourrez déployer votre talent et toucher la masse des fidèles, à condition de lui faire allégeance et de porter son cadre idéologique, quel qu’il soit : Tabligh, Frère musulman, soufi, lié à un pays étranger, etc. Rares sont ceux qui ont émergé en dehors de ces cadres, car le prix de la liberté intellectuelle est lourd à payer chez les musulmans. Je pourrai écrire des pages et des pages sur toute cette période, tant les anecdotes sont légions…
Mon apprentissage des « techniques » du discours islamique a duré quelques années, sous la houlette de celui qui deviendra mon mentor pendant près de quinze ans, Hassan Iquioussen. Ce personnage, je lui dois toute ma rhétorique de départ ; il m’a formé au contenu du discours, à la technique du discours, il m’a initié aux différentes disciplines religieuses et, surtout, il m’a orienté vers toute la littérature des Frères musulmans. C’est à travers lui que je découvrirai tous les livres de Saïd Hawwa, Frère musulman syrien connu pour ses ouvrages doctrinaux, et qui fut l’un des moteurs du soulèvement de Hama et de la proclamation d’un Etat islamique au début des années 1980, fortement réprimé par Hafez el Hassad. Le mentor est important, il imprègne dans votre esprit une idéologie et un mode opératoire, et c’est sur ce socle que vous pourrez bâtir ensuite votre propre personnage. Je me souviens très bien de la technique de base pour élaborer un quelconque discours religieux très rapidement ; il vous faut tout d’abord écrire vos idées principales, ensuite vous puisez dans votre stock de connaissances ou d’ouvrages un ou plusieurs versets du Coran, une ou plusieurs Traditions prophétiques, une ou plusieurs histoires illustratives, vous passez le tout au mixeur sémantique quelques instants et le tour est joué. C’est avec le temps et le recul critique que je m’apercevrai des dangers d’une telle façon de procéder, car en puisant dans des stocks de références très éclatés, qui renvoient à des univers de sens très différents, parfois opposés, vous pouvez dire tout et son contraire et vous fourvoyer dans des contradictions permanentes. Et c’est exactement ce qui est arrivé et qui arrive encore à bien des « imams » et des tribuns musulmans.
En ce qui me concerne, mon intronisation concrète en qualité de prédicateur a eu lieu dans la même petite mosquée au mois de décembre 1990. Pour nous, jeunes francophones, c’était la découverte avec notre mentor du procédé global de diffusion du discours et d’apprentissage qui débutait, chez les Frères musulmans comme chez les autres groupes de prédication, par des discours généraux pour aboutir, par une stratégie en entonnoir, aux cercles fermés réservés aux initiés. Souvent, les discours généraux étaient diffusés dans le cadre des soirées mensuelles à la mosquée, appelés qyiâm – veillées spirituelles – et réunissant jusqu’à quelques centaines de personnes. C’est dans ce cadre que j’ai donné mon premier discours, sur Adam et la création de l’homme. Ce discours, je le garde précieusement dans mes archives personnelles, car il possède une dimension affective importante. Déjà, avant cela, je supervisais à Valenciennes l’infrastructure naissante des cercles d’apprentissage qui allait servir de base – nous ne le savions pas encore à l’époque – au recrutement des cadres locaux auxquels l’adhésion aux Frères musulmans sera proposée. Le procédé était simple et particulièrement formateur, finalement, pour moi ; jeune étudiant en sociologie, je partais de Raismes à Lille le mercredi pour m’asseoir durant trois bonnes heures avec mon mentor, j’avais l’honneur d’avoir un cours particulier pour moi tout seul, et j’écrivais tout ce qui sortait de sa bouche. J’avais alors deux jours pour mettre mes notes au propre et pour restituer mot à mot, à la virgule près, le contenu bien mémorisé de ce cours personnel dans les cercles d’apprentissage naissants du valenciennois. Quand mon mentor n’était pas disponible, il avait déjà préparé une cassette audio que je retranscrivais là aussi mot à mot pour la restituer aux cercles durant le week-end.
Il n’en fallait pas plus pour asseoir une notoriété ; deux surnoms me colleront désormais à peau pendant une bonne dizaine d’années : Omar Talianî (Omar l’italien) et Le petit Hassan. Il faudra que je « pète un câble », un jour, dans une assemblée de l’UOIF, un peu comme le joueur de Tennis français Henri Lecomte que les journalistes affublaient constamment du quolibet « Riton », pour qu’on cesse de me surnommer de la sorte. Il faut dire que le travail d’émancipation de la tutelle du mentor s’était déroulé en parallèle. Encore aujourd’hui je rencontre dans l’environnement professionnel des compagnons de route de cette époque, ou tout simplement des gens qui m’ont connu dans ma période « imam » et qui lâchent en pleine discussion un « Omar » à la place d’Omero devant un parterre de personnes qui demeurent quelques instants perplexes. Pour moi c’est assez plaisant, ce sont les reliquats de la notoriété d’antan…