1 Retour sur les jeunes années
Les débats sur le statut des imams et des prêches dans les mosquées, consécutifs aux derniers attentats, m’ont beaucoup interpellé, à la fois par leur forme, par rapport aux objectifs fixés par les pouvoirs publics mais aussi par les protagonistes musulmans eux-mêmes, et enfin par le statut des « producteurs » du discours sur la légitimité ou non de celui qui se présente comme imam aux yeux de la société. Alors je me suis remémoré mon propre parcours, lequel rejoint grosso modo celui de pas mal de quadras et de quinquas musulmans estampillés ou auto-proclamés imams, qui tentent chacun d’imposer une vision de ce que doit être l’officier du culte, le porte-parole, le tribun… bref, le légitime porteur d’une parole religieuse auprès des fidèles et le légitime conducteur de l’office religieux musulman. C’est un peu là le point de départ d’une forte ambiguïté : finalement, c’est quoi un imam dans le champ français, dans un pays qui n’est pas majoritairement musulman ?
J’écris cela de manière abrupte parce, lorsqu’on connaît le parcours et l’apprentissage religieux de la masse des personnages publics musulmans, apparaissant justement comme imams, et les multiples conseils d’imams qui voient le jour depuis quelques années, on est en droit de se poser certaines questions. Ce n’est pas la typologie formelle des imams qui m’intéresse ici, des chercheurs et des théologiens musulmans ont déjà travaillé sur cette question. Ce qui est intéressant, c’est de comprendre les discours d’affirmation de soi en tant qu’imam, les pratiques de légitimation et de délégitimation au sein des communautés musulmanes, et les institutions qui font et défont le cadre normatif encadrant la fonction d’imam. Pour ma part, les choses ont été à la fois très particulières, dans mon parcours de vie, mais finalement très banales au regard de la trame commune à bien des « imams ». A l’âge de dix ans, je faisais déjà la « lecture », je lisais le passage de la Bible avant l’homélie du curé Emile Dehenne, à l’Église de Raismes-Sabatier (59), lors de l’office dominical. C’est une superbe église de style polonais, construite en bois par des mineurs Polonais, justement, dans les années 1920, A ce qu’il paraît, j’avais une bonne élocution, et c’était un comble pour le petit gosse introverti comme moi de prendre la parole devant tout ce public. Lors de ma conversion à l’islam, quelques jours avant mes dix-huit ans, je suis immédiatement parti en vadrouille avec un groupe du mouvement Tabligh, pour quelques semaines de prédication. De valenciennes à Roubaix, direction Paris au centre Tabligh de Saint-Denis, et de là je me retrouve en banlieue lyonnaise pour sillonner les mosquées et prêcher la bonne parole aux coreligionnaires.
Février 1988, trois mois d’islam… des cercles d’apprentissages qui consistent à apprendre par cœur les dix dernières sourates du Coran, à se remémorer les Traditions prophétiques du recueil Les Jardins des vertueux mais sans les interpréter, juste se remémorer. A l’époque, à part quelques jeunes francophones, la masse des membres du mouvement Tabligh étaient des arabophones. Je me souviens d’une anecdote qui me fait sourire aujourd’hui mais que j’ai vécu avec une forte intensité, à l’époque ; j’assistais au cercle d’apprentissage, dans une mosquée de la banlieue lyonnaise et, le responsable du groupe, voyant que je ne comprenais rien à ce qu’il racontait en arabe, me dit : « Toi écouter et Allah va faire comprendre dans ton cœur ». Alors je me suis mis en mode Son Goku s’apprêtant à recevoir les pouvoirs de Super Saiyan, c’était magique… Quelques jours plus tard, ce fut l’intronisation en qualité de tribun ; le chef de notre groupe me dit : « Demain matin, toi feras la kalima – le petit prêche – après prière du fajr. » Il a du voir immédiatement la grosse flippe qu’il y avait dans ma tête et, pour me réconforter, il me dit : « Toi pas réfléchir, Allah va mettre les mots dans ta bouche. » Waouh, là j’étais en mode Super Saiyan 2 ! Mais bon, il y a un jeune un peu plus aguerri que moi qui m’a aidé à structurer deux trois choses à baragouiner le lendemain matin. Je ne me souviens pas de ce que j’ai pu dire dans cette kalima, j’ai juste l’image d’hommes en larmes qui sortaient des « ma châ Allah » quasiment à chacune de mes phrases. A 18 ans, ma capacité orale faisait de moi un tribun en puissance…