Le Coran et la genèse de l’islam, un puzzle partiellement reconstitué
Cet article est une présentation critique du documentaire Jésus et l’islam, réalisé par Gérard Mordillat et Jérôme Prieur et diffusé sur Arte en décembre 2015 que j’ai rédigée pour Témoignage Chrétien pour le n° spécial de décmebre 2015.
Le documentaire de Jérôme Mordillat et Guy Prieur ne laissera aucun téléspectateur indifférent ; en 7 épisodes de 52 minutes, les auteurs interrogent 26 spécialistes mondiaux pour restituer l’état actuel des débats sur l’émergence de l’islam et la rédaction du Coran. Au menu, sept grands thèmes sont servis : 1. La crucifixion selon le Coran ; 2. Les Gens du Livre ; 3. Fils de Marie ; 4. L’exil du Prophète ; 5. Mahomet et la Bible ; 6. La religion d’Abraham ; 7. Le livre de l’islam. Ces thèmes sont le prétexte à un débat plus profond sur le contexte dans lequel émerge l’islam, au début du 7e siècle de notre ère, et sur la façon dont le texte coranique a probablement été constitué. Le visionnage de ces émissions donne le sentiment d’être confronté à un immense puzzle dont les pièces sont complètement éparpillées, voire même parfois définitivement perdues. Les théologiens musulmans, pour une bonne part non Arabes, ont agencé ces pièces à partir du 9e siècle après J.-C., sur fond d’émergence d’un vaste empire et loin du foyer originel de la prédication de Muhammad. Les recherches contemporaines en archéologie, en histoire, en philologie et en codicologie coranique, entre autres, sont en train d’ouvrir, brèche après brèche, de nouvelles portes de compréhension d’une histoire officielle, côté musulman, qui ne semble pas avoir été questionné depuis des siècles, lorsqu’elle n’est pas purement et simplement sacralisée. C’est certainement là l’un des aspects les plus surprenants, et en même temps les plus stimulants, de ce documentaire ; la plupart des chercheurs en codicologie coranique sont soit des non musulmans, soit des musulmans émancipés de la tutelle des magistères religieux. Deux points particuliers attirent l’attention ; tout d’abord, le corpus coranique fait écho, de façon allusive et sans toujours nous fournir de clés interprétatives, à des débats qui ont secoué les diverses communautés chrétiennes du Proche-Orient et de la Péninsule arabique. Ensuite, le corpus formé des traditions prophétiques – appelé hadith en arabe – et des ouvrages d’historiographie musulmane est une production datant d’au moins deux à trois siècles après l’avènement de la prophétie muhammadienne, qui a « reconstruit » la genèse de l’islam dans un contexte de légitimation de l’empire. Partant de là, les spécialistes sont confrontés à tout un ensemble de questions qui, à la lumière des avancées de la recherche, apparaissent désormais sous un jour nouveau : qui (lui ou eux) a rédigé le Coran ? Sur quelle période ? En quelle langue ? Qui l’a, ou l’ont, informé(s) ? Quel degré de fiabilité accorder aux recueils de la tradition prophétique pour comprendre le Coran et la vie de Muhammad ? D’ailleurs, doit-on ou non s’appuyer sur les sources musulmanes ? Si oui, selon quelles modalités ? Si non, que fait-on ? Autant de questions qui nous permettent de comprendre le Coran sous un jour nouveau. L’arrière-fond particulièrement intéressant, mentionné en filigrane dans le documentaire, réside dans l’affirmation selon laquelle les historiens, musulmans et non musulmans, ont sous-estimé le degré de pénétration du judaïsme et du christianisme dans tout le Proche-Orient, jusqu’aux premiers temps de l’expansion de l’islam. Dans un contexte où l’araméen représentait la lingua franca d’un très vaste territoire, au contact des tribus de la péninsule arabique, et où les chrétiens de langue syriaque avaient une pratique liturgique à l’aide de supports – qeryâna en syriaque – dont certains contenus se retrouvent dans le texte coranique, il n’est plus possible de penser le Coran uniquement comme un livre de rupture avec un contexte mecquois polythéiste. Les recherches en cours nous plongent, de façon parfois intrigante, dans l’enchevêtrement des similitudes, d’un côté, entre le Coran et les textes chrétiens apocryphes rédigés depuis au moins le deuxième siècle après J.-C. Et, d’un autre côté, l’argumentaire coranique à l’encontre de thèse soutenues par certaines communautés chrétiennes hérétiques, dont certaines disparaîtront par la suite. Le documentaire en donne une illustration assez convaincante pour quelques grands thèmes coraniques comme la crucifixion factice du Christ, les juifs tueurs de prophètes, la notion d’Evangile au singulier, le contexte de la naissance de Jésus et le personnage de Marie. C’est à la lumière de ces « proximités » et jeux d’influence que tout un ensemble de questions apparaissent sous un jour nouveau : finalement, qui était le personnage que nous connaissons sous le nom de Muhammad – le digne de louange –, quelle était sa société d’ancrage et quelles étaient les caractéristiques des premiers musulmans ? Pour répondre à ces questions, il faut alors s’attacher à reconstituer, dans les diverses sources disponibles, ce qui relève de l’ordre du probable, au-delà des contenus hagiographiques. Si certaines démonstrations des contributeurs au documentaire sont particulièrement intéressantes, on regrettera le manque d’informations sur leurs ancrages théoriques, parfois idéologiques. De même, plusieurs hypothèses fortes auraient mérité d’être confrontées au regard de théologiens musulmans. A un autre plan, concernant les influences judéo-chrétiennes sur le Coran, certains contributeurs semblent vouloir à tout prix forcer le trait à des hypothèses, dans ce domaine, en les posant, de fait, comme des vérités, parfois sous la forme de jugements de valeur. On remarquera aussi la fragilité du positionnement critique vis-à-vis des sources biographiques sur Muhammad dès-lors, par exemple, qu’on mobilise ces mêmes sources pour illustrer l’hypothèse de l’influence judéo-chrétienne sur le Prophète ou sur la rédaction du Coran. Il n’en demeure pas moins que ce documentaire représente une forte incitation, pour les musulmans, à renouer avec une tradition critique qui semble avoir été interrompue, au moins dans l’islam sunnite, depuis des lustres. Pourtant, les théologiens musulmans du Moyen-Age avaient déjà posé une distinction entre le statut de la révélation et celui du Coran, en tant que support matériel écrit en langage humain, de même qu’ils avaient acté le fait que la grande partie de l’exégèse coranique reposait sur de la pure spéculation, tout en établissant parallèlement les prémisses des outils de la philologie moderne. Face à des discours religieux où le surnaturel le dispute à l’hagiographie, il est bon de rappeler que l’acte de foi n’est pas incompatible avec la recherche historique, même chez les musulmans. A force de se distancier du travail historico-critique sur leurs sources, les leaders religieux musulmans ne sont-ils pas en train de pousser leurs ouailles vers une forme de « sortie de la religion » qui commence à s’affirmer dans les pays d’islam ? L’avenir nous le dira très certainement.