Terrorisme, à chacun ses responsabilités
Cet article a été publié sur le site Web Zaman France le 30 novembre 2015
Les qualificatifs manqueront toujours pour décrire l’horreur des attentats et des massacres de populations ; quelles que soient les cibles visées, ce sont à chaque fois des civils, innocents, qui paient le prix fort d’enjeux idéologiques, politiques et géostratégiques pour lesquels ils semblent ne représenter qu’une simple variable d’ajustement. Le bilan des attentats parisiens à peine dévoilé, dans la nuit du 13 novembre dernier, l’on pouvait déjà observer une agitation folle chez des milliers de musulmans engagés, sur le terrain, lesquels rivalisaient à la fois de rage et de communion avec leurs concitoyens français. Déjà des initiatives de rassemblement et de prises de parole pointaient, relayées par des médias à tous les échelons de la société française, depuis la gazette locale jusqu’aux grands médias nationaux.
Faut-il encore se justifier de la barbarie ?
De ce point de vue, c’est une lapalissade de souligner que les musulmans, dans leur immense majorité, partagent les joies et les peines de leurs concitoyens. Faut-il encore rappeler que la douleur et le chagrin n’ont pas de religion ? Faut-il simplement mentionner que les balles des tueurs n’ont fait aucune distinction de sexe, d’âge, de couleur de peau ou de religion ? Mais c’était sans compter avec avec les procureurs du tribunal de la bien-pensance qui pointaient déjà leur doigt inquisiteur en direction des « musulmans », soupçonnés jusqu’à preuve du contraire de soutenir l’insoutenable. A peine les attentats perpétrés, Yvan Rioufol sommait les musulmans de se désolidariser des terroristes en un tweet lapidaire : « Verra-t-on enfin les musulmans de France descendre demain dans les rues pour dénoncer les assassins qui tuent au nom d’Allah, à Paris ? » L’auteur n’a certainement pas pris la peine de constater l’inflation des prises de position et des condamnations des terroristes chez les « fidèles d’Allah », je serai d’ailleurs curieux de savoir à combien de ces musulmans il a ouvert ses colonnes. Philippe de Villiers, de son côté, établissait déjà promptement le lien entre la pratique du culte musulman et les actes terroristes par cette formule au néologisme niais qui se passe de commentaire : « Immense drame à Paris, voilà où nous a conduit le laxisme et la mosqueïsation de la France ». Ces formules, entre autres injonctions, invectives et autres stigmatisations des musulmans, ne représentent pas un énième dérapage non contrôlé de politiques ou journalistes en mal d’ennemis. Elles sont bien plutôt la manifestation concrète de l’ethnicisation imposée aux musulmans au sein de la société française – pour reprendre le jargon sociologique -, sur fond d’une contradiction qui dépasse aujourd’hui la limite de tolérance. D’un côté, en effet, on assiste au développement de lois consistant à éliminer la visibilité religieuse musulmane des sphères de la vie sociale ; dans le même temps, les musulmans sont sommés de se désolidariser de l’obscurantisme religieux, non pas en leur qualité de citoyens français mais au nom de leur identité musulmane.
Des musulmans pris en tenaille
Les musulmans sont aujourd’hui purement et simplement pris entre deux feux de haine se nourrissant l’un de l’autre, que ce soit en France, en Occident où dans les pays d’islam ; « assignés à être », sommés de refléter la « bonne » image que les protagonistes de l’affrontement irréductible veulent leur imposer, dans chaque camp… beaucoup parmi eux sont désemparés. Sur les plateaux télévisés les experts ex nihilo surgissent, chaque jour, pour nous asséner leurs vérités dans une amplitude d’interprétation tellement large que Monsieur et Madame Toulemonde n’y comprennent strictement plus rien, sans compter les mille et une contre-vérités débitées sans aucune source fiable. De son côté, le chef de l’État a promulgué l’état d’urgence et, de fait, il a impulsé une vague de perquisitions dont une partie est tout simplement injustifiée, pour ne pas dire injuste ; près de 2000 ont eu lieu à ce jour, avec plus de 200 gardes-à-vue, plus de 300 assignations à résidence, 3 mosquées fermées et officiellement 293 armes saisies sans plus de détails sur leurs caractéristiques. Ces perquisitions ciblent pêle-mêle et sans aucune distinction des musulmans dotés d’une islamité visible pouvant les ranger dans la typologie « salafiste », sachant que les études les plus sérieuses sur le sujet ont opéré une frontière claire entre le salafisme quiétiste et le salafisme djihadiste. A ce stade, on peut légitimement douter de l’efficacité d’une stratégie donnant plus l’impression de vouloir intimider une population ciblée, pour rassurer le grand public, qu’à éradiquer de manière précise les filières terroristes. Cela d’autant plus que plusieurs perquisitions ont été effectuées chez des militants écologistes « suspectés » de vouloir semer des troubles à l’ordre public en marge de la COP 21, avec des militants assigné à résidence, sans aucun motif légitime. J’évoque, pour ma part, le ciblage de l’islamité visible d’autant plus librement que j’ai suffisamment écrit sur les apories de l’orthodoxie religieuse maximaliste. Aussi, quand bien même pourrai-je avoir de l’aversion pour le discours d’un leader religieux tel que Rachid el Jay, l’imam de Brest controversé, ou d’une organisation humanitaire telle que Baraka City, je dois reconnaître que le pragmatisme anglo-saxon, dans une telle situation, les aurait considérés comme des personnes et des entités ressources et non comme des cibles à éliminer du champ du visible. Cela sans compter les perquisitions qui se multiplient chez des individus suite à des signalements plus ou moins ubuesques. A ce niveau, on peut légitimement se poser des questions à la fois sur la coordination des opérations menées, sur la transmission des informations entre les services de l’État, mais surtout sur l’état réel de la compétences des services du renseignement français.
Oui, l’islam doit être réformé…
Alors, comment situer la problématique ? En ciblant uniquement une religion qui vivrait les soubresauts d’un anachronisme grandissant et d’un rapport au monde dominé par une culture mortifère ? Certes, l’islam contemporain subit les conséquences de près d’un siècle d’islamisme et de banalisation de la doctrine wahhabite, cette dernière ayant réussi à s’imposer, au-delà de la péninsule arabique, comme la représentante de l’orthodoxie la plus fidèle au message prophétique. En interne, les leaders religieux musulmans doivent concrètement se réapproprier l’histoire contemporaine l’islam – j’entends par là celle des trois derniers siècles. Un premier enjeu serait de comprendre comment l’idéologie wahhabite qui, il n’y a pas si longtemps, était purement et simplement considérée par les différents courants de l’islam comme une secte, a pu devenir le point de référence de l’orthodoxie musulmane à travers le monde, en imposant son modèle culturel comme la norme que tout musulman devrait suivre. Un second enjeu serait de comprendre comment l’islamisme a pu, au cours du siècle dernier, s’imposer comme le point de référence de la façon dont devait s’organiser une « société musulmane », en imposant une lecture des textes univoque et totalisante. Aussi, sur ces deux enjeux, affirmer que les mouvements islamistes contemporains, et plus particulièrement les Frères Musulmans, n’ont pas entretenu de lien avec l’idéologie salafiste relève soit du mensonge, soit de l’ignorance. Aussi, beaucoup de leaders religieux, incapables de répondre aux défis de l’évolution des pays d’islam, sont dans le même temps prisonniers d’une théologie et d’un droit élaborés par d’autres hommes et pour des époques révolues, qu’ils ont sacralisés à un niveau paroxystique. Ce travail de refonte d’un nouveau paradigme n’est plus une urgence aujourd’hui, c’est la survie d’un islam universel et ancré dans le monde qui est en jeu. Mais il ne résoudra pas à lui seul une problématique multifactorielle pour laquelle les Etats occidentaux ont également leur par de responsabilité.
… mais la politique étrangère française est l’un des éléments du problème
En effet, là aussi, affirmer que la violence et le terrorisme, dans l’islam contemporain, se réduit à une simple lecture dévoyée des sources scripturaires musulmanes ou d’un lien supposément obligé entre salafisme et djihadisme, relève du mensonge ou de l’ignorance. Sauf à considérer que les presque deux milliards de musulmans sont des égorgeurs en puissance ou que l’islam représente, intrinsèquement, l’archétype de la violence, il faut accepter que celle-ci, dans le champ musulman, est multifactorielle ; elle s’inscrit aussi dans un rapport dialectique aux politiques occidentales en direction des pays d’islam, et dont le commun des musulmans sont les premières et les plus nombreuses victimes. Faut-il donc être spécialiste en géopolitique pour comprendre que, en détruisant des Etats stables, depuis l’Irak jusqu’à la Libye – en mentant délibérément sur la menace que ces pays représentaient -, les puissances occidentales ont ouvert de larges zones de non-droit et des corridors de circulation d’armes au sein desquelles un Mad Max ferait pâle figure ? L’empressement à vouloir coûte que coûte faire plier le régime syrien, à partir de 2011, tout en refusant de doter l’Armée Syrienne Libre d’un réel potentiel militaire, a entraîné la Syrie dans un chaos inextricable ; Sur une population de plus de trente millions d’habitants, on compte désormais un tiers de déplacés et 6 millions de réfugiés, soit l’une des pires catastrophes humanitaires de ce début de siècle, à côté des pires exactions commises à l’encontre de plusieurs millions de populations civiles dans plusieurs pays d’Afrique centrale. Depuis cette date, bon nombre de mosquées, d’associations humanitaires et de leaders musulmans, toutes obédiences et doctrines confondues, ont tiré la sonnette d’alarme sur ce désastre. Certains acteurs musulmans d’origine syrienne, en lien avec l’Armée Syrienne Libre, ont d’ailleurs prodigué leurs bons offices auprès du ministère français des Affaires étrangères, sans que cela ne semble offusquer outre mesure nos responsables politiques. Parallèlement, les images et les discours, parfois extrêmement vindicatifs à l’encontre du régime syrien, étaient diffusés dans les lieux de culte, pour inciter les fidèles à donner l’aumône en faveur des réfugiés, et ce ne sont d’ailleurs pas les leaders estampillés comme « salafistes » qui étaient les plus virulents ou les plus portés vers une action radicale vis-à-vis du régime syrien. J’ai moi-même travaillé, depuis près de deux ans, sur les mécanismes de basculement de musulmans vers cette idéologie de rupture ; il est indéniable que, dans la variété des profils des publics « endoctrinés » – j’emploie ce qualificatif par défaut -, le désir d’aider au plan humanitaire ces populations a souvent joué un rôle prépondérant. Il s’agit là d’un terreau très fertile pour les recruteurs des différents groupes affiliés à Daesh, qu’il serait complètement caricatural de résumer à l’adhésion à un conservatisme religieux du type salafisme quiétiste, la problématique est de loin beaucoup plus complexe. Or, en ciblant très précisément une multitude de musulmans salafistes quiétistes, dont des leaders religieux par ailleurs suffisamment connus des pouvoirs publics locaux, le gouvernement accentue des fractures au sein des musulmans français, en caractérisant le fondamentaliste piétiste comme la cinquième colonne à abattre. Dont acte, serait-on tenté de dire, les salafistes le méritent bien… Sauf que, dans le même temps, non seulement le président de la république réitère tous les engagements contractés avec l’Arabie Saoudite, principal pourvoyeur de fonds et d’armes aux mouvements djihadistes depuis près de trois décennies, mais il décide de poursuivre la politique étrangère chaotique impulsée par son prédécesseur, Nicolas Sarkozy. Aussi, autant je me dois d’être critique et exigeant, en tant que musulman, vis-à-vis des discours de repli diffusés par des leaders religieux, autant, en qualité de citoyen, il est hors de question que je sois l’otage d’une politique étrangère dévoyée à l’instar de celles que conduisent les gouvernements français depuis plus de quinze ans. De même, il est hors de question d’accepter que les musulmans français soient la variable d’ajustement des crises identitaires de la France contemporaine.