Analyse & Recherche

Pourquoi les jeunes musulmans basculent dans le radicalisme sectaire

Cet article a été rédigé, à l’origine, à l’usage interne du CPDSI, avec lequel j’ai collaboré depuis sa création au début de l’année 2014. J’y expose un aspect très particulier de la vision du monde proposée par Daesh, en posant l’hypothèse qu’elle se greffe sur un univers de sens déjà présent et partagé par une majorité de musulmans, ce qui ne fait pas d’eux des terroristes en puissance. Cela questionne cependant l’absence de rupture des leaders religieux musulmans avec ce que je qualifie de « paradigme hégémonique ».

C’est un article intermédiaire qui expose certains aspects de ce paradigme, que j’évoque par ailleurs dans plusieurs de mes articles.

L’article a été publié dans une version légèrement condensée sur le site Web Zaman France, cf. www.zamanfrance.fr, c’est cette version que l’on trouvera ci-dessous.

Le ministère de l’Intérieur français estime aujourd’hui à près d’un millier le nombre des français ayant rejoint les deux principaux groupes djihadistes en Syrie, à savoir al Nosra (la victoire) et l’EIIL (l’Etat Islamique en Irak et au Levant), avec au moins une moitié de personnes converties à l’islam. Ces départs ont lieu principalement via l’entremise du dénommé Omar Omsen, lequel a produit une série de vidéos intitulée 19HH et que les candidats au départ ont systématiquement visionnée. Ce « passage à l’acte » que constitue l’adhésion à cette forme de radicalisme est l’aboutissement d’un processus de transformation de l’univers de sens vers une vision du monde de type eschatologique et exclusive. Dans ces travaux, le Centre de Prévention des Dérives Sectaires liées à l’Islam (CPDSI) a définit ce processus sous le qualificatif d « endoctrinement sectaire », terme suffisamment précis pour rendre compte de la stratégie employée par de véritables groupes de « recruteurs » et de la coupure rapide et radicale entre les personnes endoctrinées et leur environnement immédiat, mais dont la portée heuristique reste à affiner. Dans la vision du monde diffusée dans les vidéos du type 19HH, les événements actuels qui se produisent au Châm (Mésopotamie) annoncent l’imminence des grands signes de la fin du monde et il faut se ranger du côté des élus pour préparer la venue du Sauveur (al Mahdi) qui apportera la victoire aux musulmans sur les forces occultes qui dirigeront le monde à cette époque. Cette représentation répond certainement, chez certains individus, à leur fragilisation identitaire et à leur quête de sens caractéristiques de ce que les sociologues appellent la post-modernité. Nous sommes face à un message puise sa source dans un univers de sens somme toute assez commun dans les discours religieux musulmans, qu’il conviendrait d’aborder avec un regard critique pour mettre en place des filtres efficaces auprès de la masse potentielle des récepteurs de ces discours.

L’univers de sens des vidéos 19HH

Il est indéniable que les auteurs des vidéos 19HH ont su attirer un public francophone en exploitant des textes religieux généralement connus chez les musulmans, mais réinterprétés dans une vision millénariste de type sectaire. Il s’agit de l’annonce de la fin du monde et ses signes annonciateurs, dont certains seraient déjà visibles dans notre monde, puis la nécessité de s’engager dans le combat contre les forces maléfiques au sein du groupe des « élus », ceux qui font partie de la minorité préservée de l’égarement. Il existe, à ce propos, un chapitre dans tous les ouvrages de traditions prophétiques musulmanes, intitulé « le chapitre des troubles (annonçant la fin du monde) », transcription de l’expression arabe kitâb al fitan ; ce terme de trouble est la traduction française du terme arabe fitnah (ou fitna), lequel est devenu un terme générique pour désigner toute situation pouvant provoquer un trouble, une division, une tentation sexuelle, etc. Ce chapitre se divise en « petits signes » et en « grands signes » annonçant la fin du monde, dans une visée eschatologique. Cette approche millénariste des vidéos 19HH n’est pas nouvelle en soi ; sa spécificité « islamique » réside dans le fait qu’elle mobilise des sources scripturaires musulmanes centrées, entre autres, sur un ensemble de phénomènes que le Prophète aurait prédit, entre autres l’invasion de l’Irak, l’invasion de la région du Châm (correspondant à la Syrie, à la Jordanie, au Liban et à la Palestine), l’existence d’un groupe de musulmans préservé des séditions qui sera de tout temps le fer de lance contre la mal et, par extension, contre l’antéchrist et la nécessité de rejoindre le groupe des « sauvés » au Châm pour préparer le nouveau califat, le retour sur terre de Jésus et le combat contre l’antéchrist. L’invasion de l’Irak et du Châm sont généralement considérés par la tradition musulmane comme les derniers signes précurseurs de la venue du grand rassembleur musulman, le Mahdi (choisi, élu en arabe) qui unifiera l’ensemble des musulmans avant la confrontation finale avec l’Antéchrist. Il n’est donc pas anodin qu’Abu Bakr al Baghdâdi, le chef actuel de l’EIIL, se soit proclamé calife des musulmans et ait incité ses coreligionnaires, fin juin 2014, à lui prêter serment d’allégeance et à le rejoindre aux confins de l’Irak et de la Syrie.

De la religiosité émotionnelle et identitaire à l’endoctrinement sectaire, une porosité possible

Les vidéos 19HH sont construites selon un fil conducteur logique pour amener le récepteur à une adhésion totale et inconditionnelle et à couper les ponts avec sa famille de manière radicale. L’une des techniques assez récurrente consiste à mobiliser des éléments factuels et de les amalgamer sur un registre émotionnel très puissant. Nous sommes ici dans un processus où le discours sectaire va poser LA communauté comme une sorte d’objet de transfert orientant complètement la vision du monde de la personne ciblée. Cette dernière, par un effet d’autosuggestion très puissant, va elle-même reconstruire un univers de sens composé d’ « évidences » du type : « il existe un complot contre les musulmans, il faut se dévouer pour la cause des musulmans qui souffrent, le paradis est pour les combattants, les musulmans se sont fourvoyés en oubliant la distinction avec les non-musulmans, etc ». Partant de là, la séparation psychique va faire son effet, avec la restriction progressive des univers de sens concurrents et le refus de dialoguer ou d’argumenter de manière plus complexe et nuancée. Ensuite, c’est la séparation physique, avec le départ parfois brutal, qui boucle le processus d’endoctrinement. Dans ce parcours, le registre émotionnel s’appuie sur les cinq éléments suivants : le texte : il s’agit des références religieuses de légitimation du discours ; la voix grave et le ton solennel ; le fond sonore ; le visuel et la mise en scène : il concerne à la fois les symboles utilisés et les attributs d’appartenance visible à l’islam, ainsi que la mobilisation d’histoires et de personnages des premiers siècles de l’islam.

L’endoctrinement d’un public musulman assez jeune est facilité par le fait que les groupes en question élaborent un discours puisant dans un imaginaire et un univers de sens déjà largement présent dans les discours religieux musulmans. Il s’agit d’un univers de sens partagé comportant au moins trois aspects récurrents. C’est tout d’abord une histoire sociopolitique du Prophète et des premières générations de musulmans où la résistance, puis l’esprit de conquête, sont prédominants, au détriment d’une vision plus spirituelle de la diffusion du message de l’islam. Il faut citer à ce propos que la quasi-totalité des biographies du prophète de l’islam disponibles aujourd’hui sont rédigées selon la trame élaborée par le chroniqueur musulman Ibn Ishâq, lequel a rédigé une véritable histoire politico-militaire de la prédication muhammadienne à l’usage de la cour abbasside. C’est ensuite un anachronisme dans le rapport aux sources scripturaires musulmanes, consistant à interpréter le monde d’aujourd’hui à partir d’une réification des textes et des personnages de la révélation coranique. Dans ce schéma mental, on prête une identité et une attitude spécifique aux protagonistes de la révélation muhammadienne, plus précisément les musulmans, les juifs, les chrétiens et les polythéistes contemporains du message coranique, en cherchant plus ou moins systématiquement à retrouver l’incarnation de leurs figures dans la société contemporaine. C’est enfin une approche hyper-normée des sources scripturaires musulmanes qui surdimensionne le rapport à la pureté et aux catégories du licite et de l’illicite, poussant le musulman à questionner les moindres détails de sa vie personnelle et sociale au prisme de la « légalité islamique » ou non de son mode de vie.

Un aspect complémentaire de cet univers partagé est « l’accès non filtré aux sources scripturaires et à l’héritage théologico-juridique musulman ». La sacralisation extrêmement forte des sources scripturaires et des autorités religieuses de l’islam médiéval renforce cette absence de filtrage des discours. Certaines personnes en situation personnelle plus fragile peuvent être touchées de manière plus rapide par ce type d’adhésion. Cela les fait basculer dans ce que Gérald Bronner[1] appelle une « pensée cognitive restreinte », avec pour corollaire un processus les conduisant à s’isoler de leur environnement et à ne plus avoir accès à des univers de sens en concurrence. Il conviendrait ici d’approfondir la part de non adhésion partielle et d’adhésion aporétique à ces discours minoritaires qui sont très actifs sur le net, dans la typologie que propose Romy Sauvayre[2], pour creuser notamment la phase de maturation qui va conduire à la séparation psychique puis au basculement complet dans le groupe sectaire. Celle-ci décrit en effet les mécanismes qui conduisent un individu de la non adhésion totale à l’adhésion inconditionnelle aux croyances des mouvements marginaux, en passant par la non adhésion partielle (c’est probablement faux), l’adhésion aporétique (ce n’est ni vrai ni faux) et l’adhésion partielle (c’est probablement vrai). L’auteure a également analysé les deux techniques de conversion qu’elle nomme la coaptation émotionnelle et la coaptation cognitive ; elle entend par là la façon dont les messages sont construits pour répondre aux aspirations émotionnelles et cognitives des personnes qui le reçoivent.

La nécessité de mettre en place des filtres du discours dans une logique de prévention

Il existe un terreau à ne pas négliger dans le cadre d’une politique de prévention, laquelle doit forcément associer les responsables cultuels et les référents religieux musulmans. Il serait opportun de réfléchir à quelques filtres permettant aux diffuseurs comme aux récepteurs des discours d’opérer un regard critique sur la forme et sur le fond des messages émis et reçus. Il n’y a pas, à l’heure actuelle, de réponse aboutie à ce sujet, mais la diffusion plus large d’un imaginaire ancré dans un rapport plus spirituel et historicisé à la figure prophétique est déjà une piste à explorer ; une rhétorique puisant dans une histoire prophétique mythifiée où la transmission du message s’est opérée sur fond du révolte puis de guerre offensive est plus propice à développer une attitude de frustration et de rejet du monde. En amont, un premier filtre concerne en tout cas la tendance à l’uniformisation des comportements religieux sur fond de « bonne » ou de « vraie » lecture des textes, qui est opéré très fréquemment par les différentes sensibilités musulmanes avec une sémantique finalement assez commune. Un travail avec les référents religieux musulmans pourrait justement conduire à diffuser un discours plus relativiste dans ce domaine, pour permettre à l’individu d’accéder à des univers de sens concurrents et faire librement ses choix en matière de rapport à la religion. On pourrait formuler également l’hypothèse qu’il existe des organisations et des groupes musulmans  fonctionnant sur un registre hyper-normé et une sacralisation d’un univers de représentations qui les rapproche déjà du groupe sectaire. La tendance à l’uniformisation des systèmes d’attitudes, dans les discours religieux diffus, sur un registre de moralisation très forte, peut en effet être considérée, en soi, comme très problématique au plan des questions que nous nous sommes posées. J’entends par là le fait que cette hyper-normativité a pour objectif de structurer un système d’attitudes uniforme dans : le rapport à la pureté, notamment pour la célébration du culte ; le rapport à l’alimentation ; les rapports de genre et le contrôle de la vie sociale de la femme ; la vie sociale générale et les loisirs, avec tout un ensemble d’interdits (musique, etc.) ; le rapport aux non musulmans. Aussi, si dans la plupart des cas la normativité exacerbée s’inscrit dans une orthopraxie rigoureuse qui ne déroge pas à la légalité, on devrait s’interroger plus fortement sur pourquoi il existe une certaine facilité, chez des musulmans et des non-musulmans fragilisés, à adhérer à un discours présentant l’islam à travers un cadre de référence hyper-normé et comme un entre-soi nécessaire pour mieux résister au monde.


[1]   Gérald Bronner, La pensée extrême, Denoël, 2009

[2]   Romy Sauvayre, Croire à l’incroyable. Anciens et nouveaux adeptes, PUF, 2012.

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