La pratique du ramadan en France : rencontre avec OMP
Publié le samedi 28 Juin 2014 sur le site web Les Cahiers de l’Islam
Cette Rencontre, avec Omero MARONGIU-PERRIA, s’inscrit dans le cadre d’une série de publications autour de la pratique du ramadan en France et, plus globalement, de l’islam en contexte français. Ces publications s’étaleront sur la période du jeûne et nous permettrons d’aborder des problématiques liées au culte, à la complexité du « fait musulman » en France, etc. Cette complexité est mise ici en exergue par Omero MARONGIU-PERRIA, à travers un discours solidement construit pour mieux approcher la réalité du culte musulman, et particulièrement de la pratique du jeûne, en France.
1- Comment expliquez-vous l’attachement des musulmans de France, notamment des jeunes générations, à la pratique du jeûne durant le mois de ramadan ?
Il faut déjà partir d’un constat, qui est celui d’une orthopraxie stricte très minoritaire chez les musulmans, en France, mais dans le même temps seule une minorité d’entre eux sont inscrits dans des parcours de détachement complet de la religion, ce que nous appelons la « désaffiliation religieuse » dans le jargon sociologique. La plupart des musulmans oscillent en fait entre ces deux pôles, avec un attachement fort à deux piliers de l’identité communautaire : la consommation plus ou moins stricte, mais clairement affirmée, de nourriture halal et la pratique plus ou moins assidue du jeûne durant le mois de ramadan. Le lecteur sera peut-être étonné face à de telles périphrases, mais telle est la réalité sociologique de l’islam hexagonal, et pas seulement : nous sommes face à une forte affirmation d’appartenance religieuse, notamment chez les nouvelles générations de musulmans, qui se double d’une marge de manœuvre que chacun s’octroie pour négocier avec les piliers de la pratique religieuse tels qu’ils sont définis par les institutions religieuses musulmanes. C’est d’ailleurs l’un des traits caractéristiques de la sécularisation des comportements religieux, à laquelle les musulmans n’échappent pas.
Pour comprendre cette tendance globale nous disposons, entre autres, des résultats de la vaste enquête conduite par l’INED[i] avec le concours de l’INSEE, d’août 1992 à avril 1993, sous le qualificatif MGIS, mobilité géographique et insertion sociale, ainsi que de la compilation opérée par l’IFOP de différents sondages d’opinion conduits auprès des musulmans sur la période 1989-2011 et parue en juillet 2011 sous le titre Enquête sur l’implantation et l’évolution de l’Islam en France. La tendance globale fait apparaître trois groupes de musulmans et une tendance générale à la sécularisation des comportements religieux. Les trois groupes correspondent à ceux précédemment cités, à savoir une proportion de musulmans se déclarant pratiquants réguliers, avec un degré de respect effectif des principaux actes du culte difficile à mesurer de manière précise, ils seraient environ un quart de l’ensemble des musulmans de l’Hexagone. Un second groupe englobe les personnes issues de familles musulmanes mais se déclarant non croyants, d’une autre confession ou simplement d’origine musulmane. Ils forment environ un tiers de l’ensemble des musulmans interrogés lors des différentes enquêtes d’opinions. Enfin, le troisième groupe comprend les musulmans affichant clairement leur appartenance à l’islam mais également une pratique religieuse plus ou moins « relâchée » ou distante ; ils sont entre 40 et 50 % des musulmans.
C’est dans ce contexte global qu’il faut placer la pratique du jeûne chez les musulmans de France, qui demeure stable, autour de 70 à 75 % depuis la fin des années 1980. C’est la pratique religieuse la plus suivie avec la consommation de nourriture halal, du même pourcentage, mais avec des significations multiples que j’ai eu l’occasion d’analyser, comme nombre de mes confrères, à travers des entretiens qualitatifs. Manger « halal » peut, en effet, signifier à la fois le simple fait de ne pas consommer de porc comme d’être très strict sur les modalités d’abattage de l’animal. Il en va de même pour le jeûne ; les musulmans affirmant jeûner peuvent suivre cette prescription religieuse de quelques jours à l’ensemble du mois, mais ils accordent généralement une importance très forte au fait d’être présents en famille pour la rupture quotidienne du jeûne. C’est une manière de négocier son identité religieuse qui oscille entre les deux volets bien connus de l’identité chez les sociologues, qui sont la « similarisation » et la « différenciation » ; le musulman s’identifie à un groupe et met en avant des éléments d’appartenance mais, dans le même temps, il entend conserver sa liberté de choix individuelle, dans la gestion de sa vie, par une dose de non-conformisme plus ou moins prononcée.
Tout cela se réalise, aujourd’hui, dans un contexte de forte fragilisation des identités individuelles et des appartenances collectives, l’un des traits caractéristiques de ce que certains sociologues appellent la « post-modernité ». C’est, entre autres, ce qui conduit à une résurgence des manifestations ostensibles de l’appartenance religieuse, mais qu’il ne faut pas confondre avec une augmentation effective de l’orthopraxie religieuse, si l’on tient compte notamment des proportions relatives aux trois groupes de musulmans évoqués ci-dessus. Ce besoin d’affirmation d’un « je » musulman, plus particulièrement chez les nouvelles générations de l’islam, je le résume personnellement à travers cette anecdote, à peine caricaturale, d’un élève d’un quelconque établissement scolaire qui fustige l’absence de repas halals à la cantine, tout en allant par la suite se délecter tranquillement avec ses copains autour d’un Big Mac. D’un point de vue sociologique, il n’y a ici aucune contradiction d’un point de vue de la « cohésion identitaire » de la personne en question, sauf si l’on considère qu’elle est en dehors de la norme religieuse – mais cela regarde le théologien et non le sociologue -, ou alors qu’elle est en rupture avec le processus d’assimilation, ce qui relève d’une certaine idéologie selon laquelle l’acculturation devrait forcément se traduire par la perte de l’identité religieuse d’origine. Michèle Tribalat a quelque peu suivi cette voie interprétative lorsqu’elle a considéré que la déperdition de la pratique cultuelle, chez les générations musulmanes successives à l’immigration, serait le corollaire de l’acquisition des valeurs de la société française. Y subsisteraient quelques pratiques à caractère collectif, sorte de résidu servant à garder une affiliation minimale au groupe d’appartenance[ii]. Les sociologues emploient plutôt le terme de « recomposition » du croire pour rendre compte de la complexité du phénomène.
2- N’y a-t-il pas là un réinvestissement du religieux comme « lieu de mémoire » et d’affirmation d’une identité ?
Effectivement, on peut aborder cette résurgence identitaire à l’aune de l’interprétation de la religion comme « lieu de mémoire ». Cela nous renvoie immédiatement à la définition même de la religion et à sa fonction au plan de la construction identitaire des individus. Il est vrai que, depuis les études d’Emile Durkheim et de Max Weber de la fin du 19e au début du 20e siècle, les sociologues ont pris l’habitude de définir la religion à travers une approche substantiviste, à savoir définir la religion pour ce qu’elle est, ou alors fonctionnaliste, qui consiste à définir la religion par ce qu’elle fait. La sociologue Danièle Hervieu-Léger a tenté de dépasser ces deux approches en insistant sur l’inscription dans une « lignée croyante ». Elle introduit donc la notion de « filiation », qui renvoie directement à celle de « mémoire », à travers laquelle se construit la référence « originelle » du groupe et assure ainsi sa cohésion. La religion devient ici « un dispositif idéologique, pratique et symbolique par lequel est constituée, entretenue, développée et contrôlée la conscience (individuelle et collective) de l’appartenance à une lignée croyante particulière. »[iii] Une telle définition pourrait cependant laisser supposer que le religieux est présent, en définitive, dans toute communauté organisée. Danièle Hervieu-Léger considère donc que trois éléments sont absolument nécessaires pour qu’on puisse parler de religion, ce sont l’expression d’un croire, la mémoire d’une continuité et la référence légitimatrice à une version autorisée de cette mémoire. Jean-Paul Willaime, quant à lui, y ajoute la dimension sociale et communautaire de la religion, qu’il met en rapport avec la notion de « charisme » présente dans la sociologie de Max weber. La religion est alors définie comme « une communication symbolique régulière par rites et croyances se rapportant à un charisme fondateur et générant une filiation. »[iv]
De ce point de vue, parler d’affirmation d’une identité religieuse musulmane renvoie à la façon dont le culte, ou encore le rituel, qu’elle que soit la façon dont il pratiqué d’ailleurs, organise les rapports au sein de la « communauté » et met en jeu un charisme fondateur, au sens wébérien du terme, qui définit un univers de sens exerçant une domination spirituelle sur les individus. Ramenée aux musulmans, tels que nous les avons décrits précédemment, ces deux définitions ouvrent la voie à trois éléments, au moins, caractéristiques de leur adhésion religieuse sécularisée et plurielle. En effet, au delà des définitions des conditions et des modalités de l’appartenance à l’islam que les institutions musulmanes – voire républicaines ! – produisent, la religion constitue un univers de sens qui continue à exercer une coercition plus ou moins forte chez les musulmans avec toutes les transformations, les relectures, les inventions et les « oublis » auxquels on assiste. De même, l’affirmation d’une adhésion à l’islam produit différentes formes de regroupements communautaires, dont chacune produit un univers de représentation par lequel le groupe définit des critères d’adhésion et des formes de solidarité entre ses membres. Enfin, la notion de « domination charismatique » ne doit pas occulter le travail individuel par lequel l’individu affirme à la fois son lien avec le groupe et son autonomie, dans la dialectique identitaire que nous avons décrite.
Dans une société où le primat du choix individuel s’est largement imposé aux différents systèmes religieux, ces trois niveaux entretiennent des relations d’interdépendance étroite. Parler de rapport au religieux chez des individus se réclamant d’une religion particulière revient à évoquer la façon dont ils construisent leur rapport aux « ancêtres » mais aussi, à l’inverse, comment fonctionne la désaffiliation religieuse, ou encore les processus de reconstruction par lesquels l’individu va passer d’un système religieux à un autre. Ces processus peuvent également être englobés dans la question, plus vaste, de l’évolution générale d’une société où les recompositions religieuses tendent à prendre le pas sur la rationalisation qui était l’une des caractéristiques majeures de la « modernité ». En situation de post-modernité, le réinvestissement religieux indique bien le passage de la définition de soi par la projection dans l’utopie séculière unificatrice, autour de thèmes porteurs, caractéristiques de la société moderne et détachés de l’empreinte de la tradition, à une définition de soi par la reconstitution d’un passé et l’inscription dans une lignée croyante. C’est ce que Jean-Paul Willaime qualifie de passage de la « certitude moderniste » à l’ « incertitude ultramoderne ». Les idéaux d’il y a quelques décennies n’unifient plus.
3- Faut-il voir dans l’engouement que provoque le jeûne du mois du ramadan chez les musulmans de France un ‘‘défi au vivre-ensemble ou à la laïcité’’, selon les termes de Jocelyne Césari ? Et peut-on affirmer que le jeûne participe du vivre-ensemble en France ? Autrement dit, a-t-il un impact au plan social ?
La réponse à cette question est conditionnée par la façon dont est interprétée l’affirmation ostensible de l’appartenance religieuse et sa traduction dans le système d’attitudes du musulman, notamment dans son interaction avec son environnement immédiat. Vous évoquez Mme Césari ; dans mes recherches doctorales, je me suis longuement attardé sur la façon dont les politologues construisent et interprètent l’objet « islam » et la pluralité des identités musulmanes en contexte sécularisé. L’analyse que la politologie fait de l’islam français pose plusieurs questions, je citerai ici simplement l’utilisation à outrance de néologismes dont la portée heuristique reste souvent à démontrer et qui sont repris, de manière quasi anarchique, dans les médias. Ces néologismes sont censés définir les contours d’un islam « intégraliste » et protestataire qui serait en porte-à-faux avec les valeurs dominantes de la société. Toutes ces typologies donnent une explication essentiellement ethnique du rapport à l’islam chez les musulmans de l’Hexagone. S’y dessinent deux figures assez tranchées avec, d’un côté, une première catégorie d’individus chez qui le déficit d’intégration religieuse serait le corollaire d’une assimilation aux valeurs de la société ambiante. De l’autre côté, nous aurions différentes formes d’organisation communautaire procédant d’une volonté de s’isoler spatialement et psychiquement de la société, allant jusqu’à une instrumentalisation purement politique ou économique de la nationalité et de la citoyenneté. Ce type d’interprétations se situe dans le sillon des écrits de Gilles Képel, lequel a tenté d’établir une liaison d’assujettissement entre le regain de vitalité religieuse chez les musulmans de France et les stratégies de mouvements fondamentalistes ayant pour objectif d’instaurer une rupture entre le croyant et son environnement non musulman[v].
Partant de là, il devient très facile d’extrapoler la portée vindicative de certains comportements religieux, qualifiés d’ostentatoires, pour les considérer comme relevant d’une stratégie d’entrisme de l’intégrisme musulman au sein de la société, ou en tout cas relevant a minima d’une attitude protestataire. Mais cela est significatif d’une sorte de discours fourre-tout où l’islam devient le facteur explicatif unique du défaut d’intégration ou d’une carence des musulmans au plan du vivre-ensemble ; ceux-ci en ont fait largement les frais durant la campagne présidentielle de 2012 et, l’an dernier, lors de la sortie médiatique de Jean-François Copé sur les « petits-pains ». Certes, on ne peut nier qu’il puisse exister des pressions de musulmans, jeunes comme adultes, sur leurs camarades de classe ou, parfois, de leurs collègues de travail et coreligionnaires afin qu’ils se conforment à des prescriptions religieuses telles que le jeûne, alors même que ces derniers ont pris une distance vis-à-vis de la pratique cultuelle. Je l’ai moi-même constaté lors de différentes sessions de formations interculturelles et de lutte contre les discriminations, au cours desquelles des professionnels m’ont exposé des situations assez problématiques. Cependant, il existe finalement peu d’études de sociologie des religions appliquées à l’islam, en France, qui analysent tout ce champ de la quotidienneté des musulmans et de leur interaction avec leur environnement immédiat. Ces études, au delà des simples sondages d’opinion trop généralistes, pourraient faire apparaître les mille et une facettes d’un islam vécu de manière plurielle et complètement intégré dans la réalité de la France contemporaine. Parallèlement, les acteurs associatifs musulmans sont extrêmement actifs, durant le mois de ramadan, non seulement en terme de dialogue avec les autres traditions religieuses, mais également pour la promotion de la notion de partage. C’est tout un champ d’action qui est trop peu médiatisé, alors qu’il représente une dimension du vivre-ensemble, par la dialogue, et de la solidarité, par les actions de partage du repas de rupture du jeûne aux plus démunis, non négligeable.
4- Existe-t-il en Europe une régulation de cette pratique ?
Il n’existe pas, à ma connaissance, de régulation étatique du jeûne, dans le sens de l’imposition aux musulmans d’une conduite spécifique durant le mois de ramadan. Par contre, le terme de « ramadan » semble être chargé d’une dimension symbolique assez favorable dans les espaces de la vie sociale des différents pays européens, hormis son dérivé « ramdam » qui, en langue française, est usité dans un sens péjoratif. Dans le cadre de mon expertise sur l’application de la loi de Séparation – ou loi de 1905 – par les collectivités locales, j’ai été interrogé à maintes reprises sur la possibilité ou non d’opérer des aménagements horaires en milieu professionnel public et privé. Le panel des réponses apportées semblait être suffisamment étoffé pour que la pratique du jeûne puisse bénéficier d’une forme de normalisation dans l’environnement professionnel. Cependant, l’entrée du mois de ramadan en période estivale, avec des journées de jeûne de plus de 18 heures en Europe du Nord, semble avoir changé la donne, plus particulièrement pour les professions nécessitant un niveau de vigilance accru en situation de travail. C’est ainsi que le Centre pour l’Egalité des Chances, en Belgique – l’équivalent de la Halde en France – a reçu, au cours de l’année 2011, une question d’un employeur Belge qui avait constaté un défaut de vigilance d’un opérateur sur commande qui était en état de jeûne. Cet employeur voulait savoir s’il pouvait obliger le salarié en question à s’alimenter afin de garder le niveau de vigilance requis, ce qui n’est pas possible en droit. L’employeur, en effet, dans ce cas assimilable à de l’insuffisance professionnelle, voire à une faute, ne peut pas agir par anticipation en considérant que tout jeûneur est potentiellement sujet à la même situation, l’insuffisance ne pouvant qu’être constatée a posteriori.
La question, en soi, est cependant à mon avis tout à fait légitime et doit recevoir une réponse ; le Centre bruxellois a proposé à l’employeur de réfléchir à la façon dont il pouvait tenir compte du jeûne dans le cadre de l’aménagement des postes, déjà existant au sein de l’entreprise. L’an dernier, c’est une municipalité de la région parisienne qui a défrayé la chronique en suspendant trois moniteurs d’une colonie de vacances qui avaient déclarer jeûner au directeur du centre. La municipalité, même si l’on peut présumer de sa bonne foi, a agit en méconnaissance des dispositions du droit du travail, et l’affaire a suscité une nouvelle fois un débat sur la capacité des musulmans à s’intégrer dans un cadre laïque, alors que la question relève du code du travail stricto sensu. Tout est ici question de concertation et de ce que je qualifie d’ « approche normalisée » de l’islam ; j’entends par là l’application stricte du droit, dans un esprit bienveillant et un a priori positif, ni plus ni moins et au même titre que les autres questions qui se posent dans le domaine de la gestion quotidienne du travail, comme la régulation des pauses ou la prise en compte des travailleurs fumeurs par exemple.
[i] Les résultats de cette étude ont fait l’objet de plusieurs publications. Cf Michèle Tribalat, « les immigrés et leurs enfants », in Population et Sociétés, n° 300, avril 1995, ainsi que Michèle Tribalat, De l’immigration à l’assimilation, La découverte, 1996, annexe 1, pp 274-285
[ii] Michèle Tribalat, Faire France, op. cit., 1995, p 103.
[iii] Danièle Hervieu-Léger, la religion pour mémoire, Cerf, 1993, p 119.
[iv] Jean-Paul Willaime, op. cit., p 124.
[v] Cf entre autres Gilles Képel, A l’ouest d’Allah, Seuil, 1994.