De l’antiracisme dans une société inclusive
Cet entretien, que j’ai conduit, est paru dans le journal La Plume de l’Est du mois de mai 2014. Le journal est paru au format papier de février 2011 à juin 2014.
Dans cet entretien, Michael Privot expose de manière remarquable les tensions qui existent, au niveau européen, entre deux grands modèles de société, autour de la notion d’ »inclusion ».
Michael Privot est directeur du European Network Against Racism (ENAR) ou Réseau Européen contre le Racisme. Créé en 1998, ENAR est le seul réseau anti-raciste européen qui combine le plaidoyer pour l’égalité raciale et la coopération entre les acteurs contre le racisme de la société civile en Europe. Fédérant plus de 160 ONG en Europe, ENAR conduit une mission pour obtenir des changements juridiques au niveau européen et faire des progrès décisifs vers l’égalité raciale dans tous les États membres de l’UE. Michael Privot est par ailleurs fin connaisseur des questions liées à l’islam ; docteur en islamologie, il a co-rédigé avec Cédric Baylocq l’ouvrage Profession Imam, paru en 2008 aux éditions Albin Michel. La Plume s’est entretenue avec lui au sujet de la notion de « société inclusive » et de ses implications au plan de la politique de l’Union Européenne, et Michael Privot a bien voulu nous répondre en toute franchise, dans ce long entretien, sur les grandes orientations de l’UE en la matière.
Omero Marongiu-Perria : Michael Privot, merci de nous consacrer cet entretien. Qu’entend-on par société inclusive au niveau de l’Union Européenne (UE) ?
Michael Privot : On a commencé à parler d’inclusion sociale depuis le début des années 2000, en continuité des objectifs fixés par le Conseil Européen de Lisbonne qui s’est tenu en mars 2000. Cela s’est poursuivi dans le plan général d’orientation des politiques sociales de l’UE, puis dans la Stratégie 2020. Cette stratégie met l’inclusion au cœur de la construction de l’UE, à savoir une croissance durable et inclusive. Elle est donc vraiment au cœur des politiques de l’union européenne qui ont démarré à partir de la lutte contre la pauvreté, le chômage et en faveur des exclus du système. Nous avons travaillé, en tant qu’ENAR, au niveau de l’anti-discrimination, pour que les minorités ethniques et religieuses soient prises en compte, ce qui n’était pas évident au départ. Depuis le traité d’Amsterdam, en 1997, les pays de l’UE doivent en effet conduire une politique anti-discriminatoire ; au-delà de la pauvreté, il fallait donc englober les minorités ethniques et religieuses qui font toujours partie des populations les plus pauvres. Par exemple, en Belgique, les personnes qui sont en pauvreté ou en risque de pauvreté sont 21 %, mais au niveau européen c’est 25 % de la population qui vit en dessous, ou juste aux 60 % du revenu médian, qui est le seuil de pauvreté. Pour continuer mon exemple, à Bruxelles les études qualitatives indiquent que les familles turques et marocaines sont à plus de 57 % en dessous, ou juste au seuil de pauvreté, ce qui confirme que les musulmans sont en partie parmi les populations les plus touchées par la pauvreté. Dans les autres pays européens, on constate la même tendance pour les populations issues de l’immigration. Tous les acteurs qui œuvrent dans ce champ prennent en compte cette donne. La minorité pour laquelle l’UE est allée plus loin ce sont les Roms, depuis 2010, grâce au lobbying qui a été conduit par ENAR et d’autres acteurs, grâce une stratégie européenne d’inclusion sociale en leur faveur.
OMP : La marge de manœuvre de l’UE est-elle importante pour imposer des orientations aux pays membres ?
MP : Nous sommes ici dans le domaine de l’action sociale, et l’UE ne peut pas imposer d’action aux pays membres ; elle encourage les pays à se fixer des objectifs, à mettre en place des bonnes pratiques. Elle met aussi une concurrence pour que les pays le plus à la traîne fassent quelque chose. C’est un cadre non contraignant mais avec un système de monitoring pour que chacun indique ce qu’il fait. Tous les Etats membres doivent donc développer une stratégie nationale avec des indicateurs au plan social, au plan de l’emploi, etc. avec une stratégie qui lui est propre mais en rapportant chaque année, à la commission européenne, les actions conduites. Tous les Etats membres ont donc adopté une stratégie nationale. La société civile, de son côté, est assez active sur le suivi des directives européennes, mais avec le constat qu’il n’y a pas grand chose de fait sur le terrain car il n’y a pas de coercition de la part de l’UE ni de sanction. La commission européenne a essayé d’utiliser la pression financière en conditionnant l’attribution de certains fonds, comme le Fonds Social Européen (FSE), au fait que chaque pays doit prouver qu’il conduit des actions précises envers les Roms. Au niveau d’ENAR, ce qui nous intéresse c’est de développer un lobbying et un plaidoyer pour obtenir une stratégie similaire en faveur des descendants des immigrations d’Afrique Noire et des pays musulmans.
OMP : Ce qui a fonctionné pour les Roms, en termes de protection des droits, peut-il fonctionner également pour les musulmans ?
MP : Puisque ça a partiellement fonctionné pour les Roms, notre idée est de démontrer que ça peut être mis en œuvre pour les musulmans qui sont tout de même plus de 20 millions en Europe, ainsi que pour les Noirs qui sont au moins 10 millions en Europe. Le racisme qui impacte les Noirs ne peut pas être traité avec une politique généraliste. Il nous a fallu une dizaine d’années pour mener la stratégie concernant les Roms, nous espérons aller plus vite pour les deux autres groupes, musulmans et populations issues des immigrations d’Afrique Noire et les Noirs européens. Notre approche est vraiment sur l’inclusion sociale ; pour nous les directives Egalité adoptées en 2000 [Egalité dans l'emploi et Egalité raciale, ndlr] parlent bien de la réalisation de la pleine égalité en pratique. Il s’agit de l’égalité devant la loi, de l’égalité des chances, et de l’égalité des résultats. Ca fait donc trois générations d’égalité, si on se projette dans le temps, avec l’idée conductrice suivante : on accompagne chaque individu à réaliser le maximum de son potentiel au cours de son existence, quel que soit son choix de vie. Cela ne signifie pas que tout le monde doit devenir président, mais s’il veut devenir maçon il doit pouvoir être un excellent maçon ou quoi que ce soit d’autre.
Cela revient à accompagner la personne tout au long de son développement, au-delà d’une égalité formelle telle qu’on la pense en France par exemple. L’inclusion sociale vient de là et c’est quelque chose d’extrêmement puissant. Mais ça nécessite également de pointer les contradictions qui existent dans l’union européenne elle-même. Lorsqu’on reprend tous les traités, toutes les directives, on voit que deux modèles sont en concurrence ; d’un côté, il y a une approche d’un Etat social extrêmement actif et redistributif, mais d’un autre côté on voit une approche très libérale avec la privatisation des services de l’Etat alors que le secteur privé est fondamentalement basé sur la compétition et le maintien des inégalités. Ces contradictions se retrouvent dans certaines politiques européennes, comme par exemple les tensions entre la direction générale (DG) Emploi et la DG Droits d’une part et d’autres DG qui sont sur une ligne plus libérale. Il y a donc des forces contradictoires en présence, qui renvoient en partie à une vision des droits non pas en lien avec les droits de l’Homme en tant que tels mais plutôt en lien avec l’économie, comme par exemple sur la libre circulation des travailleurs.
OMP : Peut-on considérer que, globalement, l’union européenne évolue dans un sens positif en termes de protection des droits humains ?
MP : L’analyse de l’évolution du droit européen est importante. Parfois certains textes sont adoptés et on ne voit pas tout de suite la portée et les conséquences de ces textes en termes de droits. Lors de l’adoption du Traité de Lisbonne, qui a fait suite au fiasco du traité constitutionnel, une décision était prise afin que tous les textes adoptés soient en conformité avec la Charte Européenne des Droits Fondamentaux. Cela a une portée considérable en termes de respect des droits humains ! Pourtant, depuis 2009, on constate un effort important de la commission européenne pour réduire, justement, l’application de la charte des droits fondamentaux. Il faut savoir que l »UE est maintenant dotée de la personnalité juridique pour devenir partie prenante, es qualité, de conventions internationales. Elle a par exemple signé la convention des Nations Unies sur le droit des personnes handicapées ; en conséquence, toute la législation de cette convention concernant les personnes en situation de handicap s’applique de facto à tous les pays de l’UE. Sachant qu’au niveau des Nations Unies les textes sont sur une ligne progressiste, certains pays européens sont réticents à cette évolution du droit européen.
De même, L’union européenne est en négociation, depuis 2009, avec le Conseil de l’Europe pour devenir partie-prenante es qualité de la Convention Européenne des Droits de l’Homme, ou CEDH, [qui regroupe près de 50 pays, NDLR], et si cela aboutit ça impliquera un changement de l’ordonnancement du droit européen. Pour donner un exemple concret, la CEDH n’a pas été capable jusqu’à présent de faire plier la République Tchèque au sujet de la stérilisation forcée des femmes Roms. En devenant partie-prenante de la CEDH, l’UE pourrait avoir un pouvoir coercitif beaucoup plus important pour faire respecter les condamnations qui pourront être prononcées face à de telles pratiques d’Etats. Plus généralement, si l’UE devient partie prenante de la CEDH, elle pourra être concernée par des plaintes qui n’entrent pas aujourd’hui dans son périmètre, particulièrement en matière de protection contre la discrimination sur le motif de la religion en dehors du domaine de l’emploi, jusqu’à présent seul couvert par la législation de l’UE. Pour donner également un autre exemple de l’importance de ces évolutions juridiques, aucun pays de l’union européenne n’a signé à ce jour la Convention des Nations-Unies pour le droit des travailleurs migrants et de leurs familles. Sur le principe, l’UE peut maintenant signer cette convention, et si elle le fait les Etats membres devront s’y conformer. Mais il y a une tendance, actuellement, pour imposer que l’UE ne signe cette convention que si tous les Etats membres la signent préalablement, ce qui limite considérablement l’avantage que représente la possibilité pour l’UE de ratifier des conventions internationales. La société civile perd un levier de changement important face aux états récalcitrants aux questions d’égalité.
OMP : Cette tendance peut-elle aboutir à une sorte de marche arrière et à la remise en cause de certains droits ?
MP : Il y a un phénomène particulier au niveau européen, je pense, qui réside dans le fait qu’on ne réalise pas toutes les implications des conventions internationales qui sont signées par l’UE et de la conformité des directives avec la CEDH. Parallèlement, certaines personnes, dans la commission européenne, veulent réellement faire avancer l’UE sur des questions sensibles, mais par la suite il y a des débats sur les conséquences des textes adoptés. Plus globalement, il y a aujourd’hui une tendance qui veut limiter l’étendue des mesures les plus progressistes qui ont été adoptées par l’UE. Je pense par exemple à la Charte des droits fondamentaux qui, selon certains, ne devrait concerner que les points qui sont hors de la souveraineté des pays membres de l’UE, à savoir les « pure » politiques européennes. Au regard des droits humains fondamentaux, c’est aujourd’hui le Frontex, dispositif de protection de l’espace Schengen, qui est concerné avec la détention arbitraire de personnes. Ce dispositif est censé être « fundamental rights compliant ». On se demande comment la triple enceinte de Ceuta est « fundamental rights compliant ». Parallèlement, l’UE élabore aujourd’hui des directives pour cibler des catégories de migrants acceptables : travailleurs hautement qualifiés ou saisonniers par exemple. Elle découpe alors la situation des migrants par petits morceaux, avec pour toute justification la résistance des Etats membres à une discussion globale sur les migrations, un sujet trop sensible au niveau national. Au niveau d’ENAR, nous voulons faire avancer la chose car on sait pertinemment qu’il faut des migrants pour conserver un niveau stable de population dans l’UE. Ne serait-ce que pour le maintient des droits sociaux, il faut des migrants qui seront eux-mêmes cotisants, même si nous répugnons à cette approche utilitariste. Chaque année, l’Allemagne, pour ne citer qu’elle, perd 500 000 travailleurs du fait du vieillissement de la population. Il n’y a pas assez de main d’œuvre pour les remplacer en Europe. Comment fait-on pour éviter la catastrophe qui se pointe à l’horizon 2020 ?
OMP : Vous touchez là à des questions extrêmement sensibles, qui concernent directement les politiques des Etats membres de l’UE. Comment abordez-vous vous cette notion d’inclusion au regard des enjeux économiques actuels ?
MP : Aujourd’hui, il existe en Europe une tendance ultra-libérale visant au démantèlement de l’Etat, avec le poids de traction le plus fort, au détriment d’une politique de redistribution qui nécessite des Etats forts. Au niveau d’ENAR, notre vision progressiste pour l’Europe consiste à combattre les écarts en droits ; si on ne fait rien par exemple pour les forts écarts concernant les revenus salariaux, on ne va aller que vers du pire. Si l’on veut remettre l’égalité comme une question centrale, il faut alors changer le système fondamentalement. La question du droit des personnes LGBT au mariage, même si elle a défrayé la chronique en France, est une goutte d’eau dans tout cela, mais elle permet de polariser le débat et d’éviter les questions essentielles que pose la mise en œuvre concrète de l’égalité de 3ème génération. Au-delà du mariage pour tous, le gouvernement français actuel est exactement dans la même ligne de politique économique que son prédécesseur, il a même réalisé plus d’économies en deux ans que durant le précédent quinquennat. Nous sommes face à des responsables politiques, de droite comme de gauche, qui sont convaincus que le système néolibéral de contrôle par les marchés est l’horizon indépassable de toute politique socio-économique, donc rien ne changera fondamentalement sous le gouvernement actuel. Au final, c’est toujours le « peuple » qui paye la dette et non pas les détenteurs de capitaux. Cela poussera encore le gouvernement à faire plus de restrictions en diminuant les aides sociales, etc, aggravant le cycle de l’austérité, de la contraction de la demande et de la dépression économique, générant en conséquence une frustration sociale grandissante que certains préfèrent canaliser vers les minorités (y compris en matière d’orientation sexuelle) et les immigrés plutôt que vers les banquiers. Dans tout cela, la société civile a un véritable rôle à jouer, en se mobilisant sur les grandes questions de société et les grands enjeux économiques. Les musulmans ne devraient pas être en reste, mais le problème est que les mouvements d’éducation populaire, en France, ont déserté le terrain au moment même où émergeaient les classes sociales musulmanes. Il faut aujourd’hui des partis et des acteurs de la société civile qui soient capables de canaliser politiquement la colère des citoyens, sinon les gens tombent facilement dans la théorie du complot ou dans la posture de retrait, ce qui serait catastrophique en terme de stratégie.