Le halal, c’est manger bio et végétarien
Cette tribune est parue sur le site web Saphirnews le 19 mars 2013.
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Arrêter la spirale infernale
Une approche volontairement biaisée du halal ?
Les règles liées à l’abattage, dans les ouvrages de droit musulman, sont incluses dans le chapitre intitulé généralement « Des règles de la chasse et de l’abattage ». Les savants musulmans ont accolé les deux termes à partir d’une vision du monde dans laquelle manger de la viande ou du poisson est une nécessité liée à la survie de l’être humain. Ils ont donc cherché à faciliter la consommation de nourriture carnée à partir d’une règle d’hygiène fondamentale consistant à vider la bête de son sang avant de la consommer. Ces juristes se sont penchés, en premier lieu, sur la typologie des animaux pouvant être abattus, à partir de différents paramètres. On citera notamment le régime alimentaire (herbivore, omnivore, carnivore), le mode de vie (domestique, sauvage, prédateur ou non), la fonction et l’utilité générale pour l’homme (comme le cheval, par exemple) et, enfin, la façon dont ils peuvent être appréhendés (élevage, chasse).
Sur la base de cette typologie, différente en fonction des écoles et de l’interprétation des sources scripturaires, d’autres considérations vont venir se greffer. Citons, entre autres, les techniques propres à la façon de tuer l’animal puis de le vider de son sang (dont les considérations éthiques liées au traitement avant, pendant et après l’abattage), l’identité de la personne habilitée à tuer l’animal (musulman ou non, exclusivement un homme ou non, etc.) et l’intention – formulée par la basmala ou non – qui doit être strictement liée à la nécessité de se nourrir pour ne pas tomber dans la transgression (i’tidâ’) ni dans l’exagération (isrâf). Lorsqu’on est familier des subtilités et de la profondeur du droit musulman, on ne peut qu’être dépité face à la pauvreté des débats contemporains sur la production de la viande halal. Aujourd’hui, parler des caractéristiques de la lame ou de la souffrance liée aux techniques d’immobilisation de l’animal, c’est comme parler de la nature et de la pertinence des soins palliatifs chez un patient atteint d’un cancer en phase terminale.
Lorsque les céréales transgéniques, les farines animales et les antibiotiques deviennent monnaie courante dans les techniques d’élevage, lorsque des volailles sont engraissées en un peu plus d’un mois sans avoir pu marcher un seul jour ni voir la lumière naturelle, peut-on encore prétendre manger du « halal » parce que l’animal a été égorgé ? Les spécialistes de la filière ont tendance à tellement restreindre la notion à l’acte d’abattage lui-même qu’ils évacuent les considérations liées à la licéité ou non, à la base, des animaux destinés à la consommation. À ce stade, les quelques traces d’ADN de porc que l’on retrouve dans les produits estampillés halal relèvent carrément de l’anecdotique. Sauf que les termes de « porc » et de « cochon » sont à ce point connotés, chez les musulmans, en termes de souillure, que leur simple évocation donne parfois la nausée aux moins pratiquants des fidèles de l’islam. Si l’on pouvait accorder la même importance à un autre terme, bien connu des juristes musulmans, pour qualifier des animaux impropres à la consommation, on pourrait déjà avancer d’un grand pas. Ce terme est celui de jallâlah, qui signifie à la fois l’animal pouvant avoir un régime omnivore ou pouvant s’alimenter de souillures diverses et variées, lui conférant parfois une odeur nauséabonde. Les cas les plus connus sont ceux du chameau et de la poule. Les anciens avaient ainsi développé toute une approche intuitive, par la proximité et la connaissance du monde animal, leur permettant d’élaborer une taxinomie évolutive en fonction des textes, des cultures et des pratiques de chasse et d’élevage. On se demande alors bien pourquoi les musulmans s’alignent aujourd’hui comme des moutons de Panurge sur la logique de la consommation de masse. Les organismes de contrôle et de certification sont ici concernés au premier chef, puisqu’ils doivent représenter les premières forces de proposition en la matière.
L’éthique musulmane de l’abattage incompatible avec l’approche industrielle ?
L’éducation à la consommation
Chez les musulmans, l’adjectif « rituel » est à l’abattage ce que l’« islamique » est à la finance : de jolis mots utilisés pour rassurer le consommateur que « tout est en ordre » sur le plan religieux, sans finalement rien changer sur le fond des problèmes. L’un des aspects les plus problématiques de cet état de fait est la multiplication des entités – organismes, associations, entreprises – spécialisées à la fois dans le contrôle de l’abattage et/ou le conseil du consommateur, tout en œuvrant dans une logique commerciale avec, parfois, des conflits d’intérêt assez flagrants. Un autre aspect tout aussi problématique concerne la bigoterie extrêmement répandue chez les musulmans. En langue française, le bigot est une personne très superstitieuse qui s’attache aux petits détails de la religion et qui gobe les discours d’une façon crédule, parfois au détriment du simple bon sens. Et en matière d’excès dans les détails au détriment des fondamentaux, les musulmans ne sont pas à la traîne. Pour sortir de cette situation, il faudra commencer par l’option personnelle pour le « moindre mal » : que chacun fasse déjà l’effort de limiter au minimum sa consommation de viande. Lorsqu’on nous rabâche la capacité des marchés à s’adapter à la demande, il revient à chaque consommateur de considérer qu’il est un acteur à part entière et qu’il peut avoir du poids pour changer les choses.
Parallèlement, c’est toute l’éducation à la consommation qui est concernée, et là aussi les choses ne pourront évoluer sans une éthique partagée collectivement, au moins à l’échelle familiale et au sein des réseaux de sociabilité. Ensuite, il faudra bien que les musulmans se creusent les méninges s’ils veulent être une force de proposition. Certains pays d’islam commencent à prendre au sérieux les questions environnementales liées à la production intensive de viande. Pour sortir de cette spirale, il est nécessaire de relire l’ensemble des sources scripturaires pour refonder une éthique islamique du rapport au monde et à l’animal. Cela pourrait aboutir à élaborer une taxinomie contemporaine des animaux consommables et la « normalisation » des manières de les appréhender, avec un cahier des charges strict sur le plan environnemental global. Les accusations d’utopisme ne manqueront certainement pas, avec pour argument premier l’impossibilité de répondre à une demande énorme en viande sans transiger avec les règles de la production intensive.
Pourtant, les musulmans français ont avec eux une double opportunité. La première est celle de vivre dans un pays suffisamment développé pour leur permettre d’expérimenter de nouvelles manières d’envisager le rapport à l’alimentation, à la lumière de leurs sources scripturaires. La seconde est de pouvoir revivifier la production locale, autour des abattoirs de petite et de moyenne capacité, en développant le suivi complet de la filière, depuis l’élevage jusqu’au produit fini. Il y a là un chantier d’envergure pour pas mal d’années, pour peu que les acteurs musulmans du secteur osent s’affirmer et s’organiser.