Comment le musulman conçoit-il sa relation au monde ?
Cet article, de 10 pages, reprend une intervention faite à la 9ème rencontre islamo-chrétienne de Modena (Italie) des 7 et 8 novembre 2003, qui avait pour thème Société plurielle, identité religieuse et laïcité. Il s’agit de l’article fondateur de mon approche du « paradigme hégémonique » à partir duquel je déconstruis la production des discours des leaders religieux dans le champ islamique francophone.
Il a été publié sur le site Web www.oumma.com, en deux parties en octobre 2005.
Il n’est pas possible d’aborder un tel sujet en se contentant de présenter quelques versets du Coran qui mettent en valeur le dialogue avec le prochain ou le respect de la personne humaine, le tout illustré de quelques images récurrentes que l’on reprendrait de la vie du Prophète. De même qu’on ne peut occulter le fait que l’islam souffre d’une mauvaise image, non pas tant à cause du contenu coranique qui serait, selon certains, tourné essentiellement vers un prosélytisme agressif et une volonté de domination, que de la lecture absolutiste qu’en font certains musulmans. Cette dérive exégétique est une réalité dépassant d’ailleurs la simple réaction à la pression d’un environnement hostile aux musulmans.
Comment un musulman perçoit-il son rapport au monde ? Peut-on, en tant que musulman, s’adapter et trouver une harmonie dans notre rapport à la configuration sociétale moderne, caractérisée par une sécularisation croissante et un pluralisme grandissant ? Bien malin qui prétendrait apporter une réponse univoque car le texte coranique, à l’instar des autres textes religieux diront certains, révélé dans un contexte politique, culturel et social spécifique, est l’objet de plusieurs interprétations. Au delà des grands fondements qui définissent l’islam, concentrés dans les six piliers de la croyance et les cinq piliers de la pratique religieuse, deux paradigmes opposés conditionnent la vision et le rapport qu’entretiennent les musulmans à leur environnement, ce sont ce que j’appelle, personnellement : le paradigme du conflit, qui puise à la source coranique l’ensemble des passages liés au combat armé pour dresser un univers basé sur la soumission ou la suppression du mauvais musulman et du kâfir (litt. Celui qui a renié Dieu, pour désigner le mécréant), et le paradigme de la cohésion, celui-ci posant comme principe que la vie sociale doit être construite sur base d’une recherche d’un équilibre entre les différentes sensibilités humaines, à partir d’un dialogue et d’une mise en commun. Et ces deux paradigmes tirent leur légitimité du Coran et de la Sounnah.
Pour comprendre ces deux univers de représentations, il est nécessaire d’effectuer un petit retour dans l’histoire de l’islam : le texte coranique a été révélé dans un univers culturel particulier et, on le voit très bien lorsqu’on tente d’en faire une lecture exégétique, il vient répondre à des questions théologiques, politiques, économiques qui se posaient à la communauté musulmane naissante. On trouve donc plusieurs types de passages qui conditionnent la relation à l’autre, notamment en fonction :
- de la nature de sa croyance ;
- des enjeux de la relation : ce peut être une simple relation de voisinage, une polémique théologique, une relation commerciale, ou tout autre type de relation de la vie sociale ;
- de la situation conflictuelle ou non conflictuelle.
Il y a également un autre élément dont il faut tenir compte dans notre réflexion : un siècle après la disparition du Prophète, la situation de l’empire musulman sera caractérisée, entre autres, par trois éléments :
- une extension très large, des confins de la France à ceux de la Chine, avec l’intégration de populations venues d’horizons très divers, et plus particulièrement de minorités confessionnelles que l’on peut qualifier, selon la grille de lecture musulmane, comme polythéistes ;
- de multiples soubresauts internes liés, la plupart du temps, aux critères de choix du responsable politique censé conduire la « oummah », mais également liés à la ségrégation à l’encontre de certaines populations, notamment les populations fraîchement converties, qui avaient alors tendance à se révolter ;
- dans le même temps, le contact avec des systèmes de pensée qui vont influencer, entre autres, les élaborations théologiques et juridiques musulmanes.
Pour les théologiens et les juristes musulmans, plusieurs questions de fond vont se poser, qui ne cesseront d’être l’objet de débats jusqu’à aujourd’hui. Contentons-nous ici d’en citer quelques unes concernant spécifiquement la relation à l’autre :
- Doit-on penser la relation à l’autre en terme d’hégémonie dévolue à l’islam ou non ?
- Doit-on poser le conflit comme base incontournable de la relation ou bien celle-ci doit elle plutôt être basée sur une recherche d’un terrain d’entente et d’une volonté de cohésion ?
- Sur quelles bases définir le citoyen d’un Etat musulman ? Peut-on refuser d’accueillir des individus sur la base de leur appartenance philosophique, idéologique ou religieuse ?
On peut trouver encore d’autres questions, il y a d’ailleurs beaucoup d’interrogations sous-jacentes à ces trois interrogations citées. De même que l’on peut appliquer plusieurs grilles interprétatives pour répondre à ces questions. En ce qui me concerne, je voudrais apporter ici des éléments de réponse à la lumière des deux paradigmes précités. On trouve, en effet, dans le volumineux corpus juridique musulman, en fonction des périodes de conflit ou de stabilité de l’Empire, mais également en fonction des aires géographiques et de l’interaction entre populations musulmanes et non musulmanes, une oscillation entre une vision du monde dominée par l’idée de conflit perpétuel entre les partisans de la révélation et leurs contradicteurs, et une autre vision basée sur la nécessaire coexistence pacifique et la recherche d’une entente entre les différents types de population.
Disons le tout de même immédiatement : à une époque où la religion, quelle qu’elle soit, était constitutive de l’identité fondamentale de l’individu – c’est-à-dire qu’on ne pouvait se penser sans appartenir à un quelconque système religieux – et où ces mêmes religions étaient intimement liées au pouvoir politique souvent imbu de conquête, les responsables religieux faisaient décliner l’ensemble de leurs questionnement du postulat de l’hégémonie : on ne pouvait donc se penser en tant que minorité qu’à l’issue d’une perte d’hégémonie. A partir de ce postulat, toute la question de l’intégration du non musulman dans la société musulmane se pose. Avec un interdit de base : il ne peut occuper la fonction suprême, celle de chef de l’Etat, car ce dernier est le représentant de l’unité de la communauté des croyants. En deçà de cela quelles sont alors les limites de son intégration ?
- doit-il professer uniquement une religion du livre pour pouvoir demeurer sur le territoire musulman ?
- y a-t-il des limites à son expression religieuse ?
- doit-il porter un signe distinctif le stigmatisant ? Ou bien est-ce aux musulmans de se différencier de lui ?
- Est-il considéré sur un pied d’égalité avec le musulman en matière de relations sociales, en matière de droit pénal, etc.. ?
- Y a-t-il des limites à son exercice de certains métiers, ou à certains comportements qui ne sont pas tolérés pour les musulmans ? Boire de l’alcool ou en faire son commerce par exemple ?
- Peut-il intégrer le corps militaire de l’Etat ?
Sur ces questions, et sur bien d’autres encore, on trouve une amplitude d’interprétation, dans le droit musulman, considérable, que l’on peut faire remonter facilement aux deux paradigmes précités. Et les deux visions puisent leurs références le plus souvent à la même source, mais en l’interprétant de façon radicalement différente. Je ne vais pas ici entrer dans des détails déconcertants pour les profanes, d’autant plus que cette plongée dans l’histoire n’est là que pour mieux éclairer notre situation présente. De même, je ne vous citerai pas les exemples habituellement cités au sujet de l’Andalousie musulmane où toutes les communautés vivaient en harmonie, car cela ne correspond pas tout à fait à la réalité de l’histoire. D’ailleurs, les musulmans doivent faire attention lorsqu’ils citent certains personnages historiques bien connus comme Avicenne ou Averroès pour prouver la floraison de la pensée musulmane durant le Moyen-Age. C’est oublier que leurs idées tout comme certains de leurs comportements ont suscité la réprobation de plus d’un théologien de l’époque. Mais on voit bien tout de même que le contenu du texte coranique est très malléable et s’adapte parfaitement à l’évolution du monde.
D’une façon générale, si l’on s’inscrit dans le paradigme du conflit, il ne peut y avoir de relation entre musulmans et non musulmans qu’en terme de soumission du non musulman. Partant de là, le rôle du chef de l’Etat musulman est de restreindre au maximum aussi bien la visibilité de la croyance du non musulman que ses possibilités de vie sociale. Il doit porter un habit ou un signe distinctif, n’a pas le droit d’exercer une quelconque activité qui entrerait dans le cadre d’une interdiction islamique, et il ne jouit pas du même statut que le musulman en matière de droit pénal. Cette situation a existé dans le monde musulman, à certains moments de la période andalouse, au Moyen-Orient à plusieurs reprises au Moyen-Age, mais on ne peut réduire l’islam à cette conception extrême de la dhimmitude. En effet, au contact de populations aux croyances très diverses, dépassant largement le cadre des gens du livre, au contact également de systèmes politiques, économiques, philosophiques assez développés, nombre de théologiens et de juriste musulmans effectueront tout un travail de refonte et d’intégration de ces données nouvelles, dans le sens d’une recherche de pacification des rapports entre musulmans et non musulmans. On le voit très bien lorsque l’on considère la démarche analytique de la théologie musulmane orthodoxe dès l’époque ash’arite et dans sa version hanafite-maturidite[1], ainsi que dans les dispositions régissant les rapports entre musulmans et non musulmans dans le droit hanafite, celui-ci s’étant historiquement développé dans une grande partie de l’espace non arabophone de l’empire. Dans les avis les plus ouverts du droit hanafite, on trouve ainsi une conception assez ouverte du rapport au non musulman :
- il peut exercer librement son culte et exprimer sa foi, sous réserve d’absence de prosélytisme sur la place publique ;
- Abou Thawr[2] divergera pour sa part avec les autres docteurs de la loi en intégrant les mazdéens parmi les gens du Livre ;
- Les non musulmans peuvent également commercer des produits qui sont interdits aux musulmans, à l’exception des drogues, sous réserve d’un contrôle strict de ce commerce par les autorités.
Ceci pour ne citer que quelques exemples, qui partent du principe qu’une liberté ne peut être restreinte que lorsque qu’un trouble à la cohésion de la société est atteint. Certes, nous ne sommes pas, à l’époque, au summum de la cohésion sociétale, puisque le rapport de force religieux a été largement prédominant dans l’histoire des nations jusqu’à une date récente, mais la piste de réflexion ouverte par cette idée de cohésion méritait bien que l’on s’y attarde quelques instants, pour souligner la prise en compte par certains juristes et théologiens musulmans de l’évolution des sociétés.
C’est cette évolution qui doit nous inciter à poursuivre cet effort au sein du paradigme de la cohésion et de l’ouverture sur l’autre. L’observateur attentif remarquera pour sa part quelques évolutions bien précises dans le discours musulman contemporain.
- Premier signe : Aujourd’hui, les catégories employées pour désigner l’aire de l’islam et l’aire non islamique on complètement volé en éclat depuis la décolonisation et l’émigration de travail importante de populations musulmanes vers des pays non musulmans. De même, le discours islamiste lui-même s’est profondément modifié en intégrant la plupart des revendications démocratiques devant des gouvernements qui restent figés dans les pays d’islam.
- Second signe : au contact de gens, de plus en plus nombreux, qui se disent agnostiques plus qu’athées, et des nouvelles formes de la religiosité contemporaine, les catégories coraniques pour désigner l’autre – mouchrik (polythéiste), kâfir (mécréant), ahl al kitâb (gens du Livre), etc.. – tendent à être subsumées sous le vocable beaucoup pus général et moins connoté de « non musulmans », qui relativise complètement la désignation de l’autre sur la base de son appartenance religieuse. A l’inverse, dans le paradigme de l’opposition, ces dénominations perdurent, et vont même jusqu’à stigmatiser les musulmans considérés comme déviants, ceux-ci ne méritaent même pas, à la limite, la salutation conventionnelle qu’adoptent les musulmans entre eux.
Ce sont deux signes parmi d’autres, à citer pour indiquer les dangers de l’image uniformisante que de nombreux médias et hommes politiques plaquent sur l’islam et les musulmans. Mais d’un autre côté, il faut reconnaître que les discours des musulmans, et je fait allusion bien sûr à ceux qui s’inscrivent dans ce paradigme d’ouverture, ne sont pas toujours très clairs. Et je suis persuadé, intimement convaincu que le problème ne réside pas dans la bonne volonté de ces musulmans de donner une image positive d’eux-mêmes, car la plupart, il faut tout de même le rappeler, font preuve dans leur quotidien d’une grande patience face aux regards dont ils peuvent souffrir, et ils font perdurer cette tradition de la convivialité dans les relations de voisinage. Non, je pense plutôt que le problème réside dans la capacité des musulmans à développer un discours intelligible en posant des principes de base clairs qui apaiseront leurs interlocuteurs.
Puisqu’il faut bien se lancer, je vous propose ici quelques grands principes de base pour un meilleur vivre-ensemble aujourd’hui :
- 1. la liberté de conscience et de religion
C’est la condition sine qua non de la possibilité de vivre en commun. J’ai ma conviction, tu as la tienne, débrouillons-nous pour pouvoir trouver des modalités de vie en commun. A ce sujet, les musulmans sont souvent questionnés sur deux points, le premier concerne la liberté de culte pour les non musulmansen terre d’islam, et le second concerne le choix, pour un musulman, d’adopter une autre religion ou tout autre système de valeurs. Ce principe trouve son fondement dans le Coran, qui évoque à plusieurs reprises le libre choix laissé à l’être humain, Dieu se contentant de lui en exposer les conséquences futures, dans l’au-delà. On peut citer, entre autres, les versets suivants :
– « Rappelle, car ta fonction n’est que de rappeler. Tu n’as pas d’autorité sur les hommes en matière de croyance » sourate al ghâshiyah (celle qui enveloppe) n° 88, v. 21-22 ;
– « Vas-tu contraindre les gens afin qu’ils se convertissent ? » sourate Jonas n° 10, v. 99 ;
– « Point de contrainte en religion, car le droit chemin se distingue de l’errance » sourate al Baqarah (la vache) n° 2, v. 256.
Dire cela revient, à mon sens, à deux choses :
- Cela revient à relativiser tout d’abord la portée du hadith bien connu chez les musulmans, selon lequel l’apostat doit être mis à mort. Il faut savoir à ce sujet que ce n’est pas l’avis des juristes hanafites, même s’ils considèrent cet acte comme répréhensible, et que l’argument de base qui était invoqué par les musulmans est que l’acte d’apostasie mettait en péril la communauté des croyants dans la mesure où l’apostat, le plus souvent, collaborait avec l’ennemi. Nous sommes alors sur un terrain bien précis, celui de la trahison à la patrie, qui est tout à fait légitime mais qui ne peut plus être accolé immédiatement à l’identité religieuse dans une société où la citoyenneté transcende cette appartenance. Donc, les termes dans lesquels se posait la question autrefois ne sont plus du tout les mêmes aujourd’hui ;
- Mais au-delà, cela revient à changer notre regard sur l’autre et ses choix, et nous oblige à poser l’humanité de l’autre au centre de notre réflexion, bien avant ses idées. J’ai eu par exemple plusieurs fois des discussions tendues avec certains de mes coreligionnaires lorsque je leur expliquais que le musulman peut, certes, vouer de l’inimitié à quelqu’un sur la base d’actes qu’il considère comme répréhensibles, mais pas sur la base de sa qualité de non musulman, car cela reviendrait à dire que Dieu maudit sa propre créature, ce qui est contraire à l’esprit de l’islam.
D’ailleurs, on voit bien que certaines élaborations normatives rigides se sont grandement écartées du pragmatisme dont ont su faire preuve les premiers musulmans, que ce soit en matière de relations sociales, commerciale, voire même dans la pratique du culte puisqu’on rapporte que le prophète a accueilli une délégation chrétienne du Najd pendant le mois de ramadan et, après leur avoir installé une tente dans la mosquée, leur a permis de célébrer la messe. A l’inverse, il est tout à fait permis au musulman de pénétrer dans une église et même d’y accomplir sa prière.
- 2. la nécessité de ne plus se penser en tant que minorité ou majorité, mais en tant que citoyens de sensibilités différentes
Cette option conduit à poser comme postulat que le vivre ensemble est non seulement une possibilité, mais également la configuration exprimée dans le Coran, qui mentionne « Nous avons fait de vous des tribus et des nations afin que vous fassiez connaissance » sourate al Hujurât (les appartements) n° 49, v. 13.
Mais au-delà de ce verset, je veux pointer précisément ici la contradiction qui existe dans le discours de spécialistes et d’intellectuels non musulmans qui présentent continuellement les musulmans, en Europe, comme une minorité religieuse, ce qui est vrai au plan statistique mais est aberrant au plan de l’égalité des confessions religieuses vis à vis des Etats laïques et du droit en vigueur dans les pays européens. C’est une contradiction que les musulmans reprennent d’ailleurs bien souvent à leur compte, notamment quand ils ne font pas valoir certains de leurs droits, ou n’estent pas en justice lorsque ce droit à la pratique de leur culte a été lésé, sous prétexte qu’ils forment une minorité et qu’à ce titre ils doivent garder un profil bas.
- 3. Reconsidérer la norme, telle que les religions ont pu l’exprimer, et en l’occurrence ici les textes de l’islam, à la lumière des données de notre époque
Cela revient forcément à reconsidérer, pour les musulmans, la portée normative de certaines injonctions textuelles, mais je laisse ce travail aux théologiens et aux juristes musulmans. Une discussion me semblerait cependant nécessaire, entre les différentes sensibilités musulmanes, sur la fonction même de la norme et la question de la réforme de soi.
On peut citer l’exemple du droit pénal ; les musulmans développent souvent deux arguments quand ils veulent en relativiser la portée :
- ils mentionnent que ces peines ne peuvent s’appliquer que lorsque la société est entièrement musulmane et que les gens ont fait le libre choix de vivre dans cette société ;
- ils mentionnent que les juristes ont entouré ces textes de nombreuses conditions si bien que leur application à la lettre est rendue très difficile.
Sans vouloir discuter des dispositions mentionnées dans le Coran et la Sounnah au plan du droit pénal on a quand même l’impression, en consultant les ouvrages de droit musulman anciens et contemporains, que les auteurs peinent à dresser les contours d’une théorie du droit qui prenne en compte l’évolution des sociétés contemporaines. Prenons par exemple le domaine du ta’zîr, c’est à dire le domaine des délits pour lesquels les textes ne mentionnent pas de peine précise, si bien qu’il revient au juge d’apprécier le cas et de définir la peine. Il est étonnant de voir que les considérations d’ordre médical ou psychologique sont quasiment inexistantes dans les écrits musulmans, alors que notre société à fait de grands progrès en matière de médicalisation et d’approche psychologique des comportements déviants et délinquants, et que le Coran lui-même fournit des descriptions très pertinentes de la psychologie de l’être humain.
Cette lacune dans l’utilisation des sciences humaines et sociales dans l’exégèse et la production normative a une influence considérable sur les comportements des musulmans. Beaucoup d’entre eux ont tendance à mettre l’ensemble des injonctions coraniques et prophétiques sur une même échelle normative, ne distinguant plus ce qui relève de l’effort sur soi louable mais non obligatoire, de ce qui est déconseillé, ou encore de ce qui relève des prescriptions et interdictions explicites. Nous sommes, quelque part, la communauté de la culpabilisation, ou bien la communauté obnubilée par le péché et la transgression. Chaque comportement de la vie quotidienne est passé au crible des textes afin de savoir s’il est autorisé ou pas de faire telle chose ou telle autre. Lorsque je vois la masse des questionnements adressés aux prédicateurs et imams, j’en vacille parfois. Je pense que cette surenchère normative est l’un des facteurs explicatifs des difficultés qu’ont les musulmans à participer à la vie sociale. Je vous cite juste quelques questions récurrentes : puis-je saluer un non musulman ? Si oui, dois-je le saluer en premier ou attendre qu’il me salue ? Puis-je me rendre à l’invitation d’un non musulman ? S’il y a de l’alcool sur la table, puis-je m’asseoir à côté de lui ? Puis-je manger dans le même plat qu’un non musulman ? Dois-je lui demander s’il est juif ou chrétien ?
On ne peut pas nier le fait que ce type de questions obnubile la conscience de nombreux musulmans. Et c’est bien dommage, car ceux-ci se privent de la possibilité d’intervenir dans le débat social des pays où ils vivent, je pense ici notamment à l’Europe, et à faire valoir leur point de vue sur les grands thèmes qui animent la vie sociale. Confinés dans ces types de questionnements, ils en viennent à oublier le sens profond du témoignage et la possibilité que leur offre le débat démocratique de faire valoir leurs idées sur la famille, sur l’éducation, sur la violence, sur les mesures sociales, sur la lutte contre la déviance et la délinquance, sur les questions de santé, etc. Sur ces sujets, malheureusement, nous demeurons encore confinés dans une espèce de bulle protectrice consistant à jeter l’anathème sur une société jugée comme pervertie, sans nous investir ni dans la démocratie locale, alors que le champ est ouvert, ni nous investir dans le débat intellectuel, à l’instar des démocrates chrétiens par exemple.
A partir de ces trois grands principes, il est alors possible de décliner une série de points, sans aucune prétention exhaustive de ma part, fondant l’éthique musulmane du rapport à l’autre :
- L’éthique des salutations, ou l’éthique de la rencontre
Elle comporte trois choses majeures, si l’on se réfère au Coran et à la tradition prophétique :
- tout d’abord les salutations conventionnelles aux musulmans et aux non musulmans, conformément à l’esprit du verset coranique suivant « Lorsque l’on vous salue, répondez par une salutation meilleure ou équivalente » sourate an-Nisâ’ (les femmes) n° 4, v. 86 ;
- ensuite l’amabilité dont on fait preuve vis à vis d’autrui par le sourire, la bonne parole et le bon comportement. Cette éthique est détaillée en abondance dans la sounnah ;
- le respect des conventions sociales qui doit nous inciter à pénétrer la culture de l’autre, mais dans les deux sens, si non on quitte le registre de l’interculturel pour aller vers celui de l’assimilation.
Cette éthique des salutations s’inscrit dans le prolongement direct de la représentation que l’on a de l’autre, et constitue à mon sens le premier jalon du vivre ensemble. En faisant remarquer que, dans la pratique des premiers musulmans, la spontanéité était de mise puisqu’ils adressaient aux non musulmans le salam ‘alaïkoum, c’est-à-dire la salutation de paix usitée couramment entre musulmans. Alors que l’on trouve dans les ouvrages postérieurs du droit musulman des considérations assez étranges qui ont eu pour effet d’étouffer cette spontanéité chez certains croyants.
- L’éthique du dialogue et de la polémique
Elle part du principe que le respect dû au vivre ensemble n’a pas pour but d’uniformiser la société car, pour le musulman, Dieu lui-même rappelle que s’Il l’avait voulu, Il aurait fait de nous une seule communauté, mais Il veut nous éprouver par le don qu’Il nous a fait. Ce respect de l’autre ne doit pas entraver le libre échange des idées. Le Coran rappelle à plusieurs reprises l’exigence de l’éthique du dialogue, on peut citer, entre autres :
– « Et dites aux gens des paroles de bien » (s. 2, v. 83), en s’adressant aux enfants d’Israël ;
– « Appelles au chemin de ton seigneur avec sagesse et en usant de la bonne exhortation, et polémique avec eux de la façon la plus noble » (s. 16, v. 125) ;
– « Repousses le mal avec ce qu’il y a de plus noble, tu verras alors que l’inimitié qui existait entre vous se transformera, si bien qu’il sera comme ton ami le plus proche » (s. 41, v. 34).
En la matière, il faut bien l’avouer, nous sommes tous fautifs, et si je devais adresser une mauvaise note, je le ferais plutôt à l’encontre de la société, dont de nombreux représentants ont tendance à délégitimer la parole publique des musulmans, surtout lorsque ces derniers s’affichent comme pratiquants.
- L’éthique du témoignage
C’est l’aspect le plus profond de la notion coranique de shahâdah, ou du témoignage, qui consiste dans l’affirmation publique de sa conviction religieuse. Nous sommes ici au cœur de la dialectique coranique de l’inclusion-affirmation : dans la rhétorique coranique, tous les prophètes se considèrent comme citoyens des cités dans les quelles ils propagent la révélation, mais dans le même temps ils se démarquent nettement des pratiques polythéistes et, tout en laissant le libre choix à leurs concitoyens, ils ne cessent de les appeler à répondre à l’appel divin, au péril bien souvent de leur vie et de celle des croyants qui les suivent. Cette dialectique interpelle aujourd’hui l’ensemble des sociétés sécularisées, avec une question récurrente : où placer la limite à l’expression publique d’une croyance sachant que celle-ci, forcément, suscite l’interrogation et, potentiellement, l’adhésion d’autres personnes ? « Prosélytisme intolérable ! » diront aussitôt les partisans du frein à cette expression publique. « Liberté de conscience et d’affirmation de soi, avec pour seule limite de na pas troubler l’ordre public », rétorqueront les autres. Le débat est loin d’être tranché, et perdurera certainement aussi longtemps qu’il y aura des croyants et des non croyants, et même entre croyants de différentes sensibilités.
Mais ici j’ai l’impression que les sociétés occidentales, et la France plus particulièrement, tombent dans leur propre piège. Je me permets ici de dire deux mots sur la France, où le débat sur le voile, qui croise quand même le débat sur la mention de l’héritage catholique de l’Europe, a fait resurgir des positions laïques très dures, que l’on croyait d’ailleurs révolues. D’aucuns veulent aujourd’hui remettre en cause tous les signes visibles de l’appartenance religieuse, en confinant la sphère privée à l’intérieur de son chez soi ou de son lieu de culte. En ce qui concerne l’islam, on a vu à plusieurs reprises des responsables féministes et des intellectuels demander à ce que le port du voile par une fille mineure soit assimilé à un délit, ou qu’il soit interdit dans tous les lieux publics, même par les usagers, certains ont même mentionné que le port de la barbe pour les hommes musulmans devait être questionné au même titre que le voile.
Ces positions extrêmes sont tout à fait condamnables. Mais elles ne doivent pas nous conduire à évacuer la question des modalités du témoignage, notamment lorsque celui-ci est interprété par certains musulmans comme l’obligation pure et simple d’afficher une différence dès qu’ils sont en relation avec des non musulmans. Cette interprétation repose sur une lecture littérale du Coran mais surtout des traditions prophétiques où, dans certaines circonstances, Muhammad a enjoint à ses adeptes à se différencier, dans le vêtement et dans certains aspects de la pratique cultuelle, des polythéistes et des gens du Livre. La majorité des musulmans, indépendamment de leur relation plus ou moins assidue à la pratique cultuelle, ne se situent heureusement pas dans ce schéma interprétatif. Ils réinvestissent le témoignage dans le sens de la participation citoyenne, et cela les conduit à traduire leur conviction religieuse dans le langage courant de la société, et à réfléchir sur la façon dont ils peuvent répondre aux exigences des textes sans être stigmatisés. Mais sur ce point un long chemin reste à parcourir, tant du côté musulman que du côté d’une société qui tend facilement à projeter ses angoisses et ses peurs sur celui qui est considéré comme l’ennemi du moment.
- L’éthique de la belligérance
Que dire sur ce point, si ce n’est que l’islam est pointé du doigt à l’échelle de la planète, en tant que religion de terreur ? Les derniers sondages réalisés en France il y a quelques semaines indiquent cependant une évolution, très légère, de l’image positive de cette religion et de ses adeptes. Je vais pour ma part rappeler quelques points de façon très rapide. Tout d’abord, sauf si on s’inscrit dans un schéma de conflit, la belligérance ne peut pas représenter l’état naturel ou normal des relations entre les nations ni entre les individus.
Partant de là, l’idéal serait de vivre sans conflit armé, mais la tension qui naît de la relation peut être instrumentalisée par certains hommes, si bien qu’il est nécessaire de repousser l’acte de mal pour ne pas aboutir à une situation pire, capable de déstabiliser l’ensemble de la société. C’est dans ce sens que le Coran mentionne « Si Dieu ne faisait pas en sorte que certaines personnes repoussent le mal d’autres personnes, l’ensemble de la terre serait corrompue », s. 2, v. 251.
Le Coran évoque donc :
– la possibilité de créer une force de dissuasion pour préserver la paix. C’est l’idée contenue dans le verset bien connu de la sourate al Anfâl « Préparez leur ce que vous pouvez comme force et moyens matériels afin de susciter la crainte du conflit chez les ennemis de Dieu et vos ennemis, ainsi que d’autres que vous ne connaissez pas mais qui sont connus de Dieu » (s. 8, v.60) ;
– l’éventualité d’une paix reposant sur un équilibre des forces. C’est l’idée évoquée dans le verset, de la même sourate, qui suit immédiatement le verset cité ci-dessus : « Mais s’ils penchent vers la paix, alors tu dois également pencher vers la paix. Et place confiance en Dieu ».
Mais le conflit armé, ou la résistance à l’ennemi, peut se révéler nécessaire dès lors que l’Etat se trouve en danger ou qu’une partie des citoyens, et je prends ce terme dans son sens le plus général, seraient en situation de danger imminent. Le conflit est alors envisagé comme une alternative possible et il a été appliqué dans cet esprit à l’époque de la révélation, depuis la constitution de la communauté primitive mecquoise jusqu’à la conquête de la Mecque. Deux sourates sont presque exclusivement consacrées au conflit, et on y trouve les passages les plus durs qui sont instrumentalisés à loisir par les médias et certains intellectuels. Bien entendu, en l’absence de restitution de ces passages coraniques dans leur contexte historique, tous les abus sont possibles. Mais je reste persuadé que si l’on évacue d’emblée le combat offensif, tel qu’il a été effectivement appliqué, par la suite, par les musulmans à différentes époques de l’Empire, on peut tout à fait bâtir une théorie du conflit et définir, en fonction des paliers atteints dans le conflit, des règles tout à fait à l’ordre du jour. Car le Coran évoque quasiment tous les cas de figures :
- la dialectique défense – attaque ;
- l’évitement des débordements ou de ce que nous appellerions aujourd’hui les dommages collatéraux ;
- le respect scrupuleux des traités ratifiés ;
- la protection stricte dans la mesure du possible des civils et de l’environnement.
Demeurera cependant toujours la question fatidique : en cas d’atteinte directe à la survie même du groupe, que faire ? Résistance non violente ou descente dans l’arène ? Je laisse aux spécialistes le soin de répondre.
Pour conclure
Les discours, aussi beaux et pertinents soient-ils, n’effacent pas une réalité qui nous rattrape constamment. Les événements, quels qu’ils soient, ne doivent cependant pas nous empêcher de déconstruire les images réductrices que l’on plaque trop souvent sur cette réalité complexe. Certes, on pourra objecter à cette contribution concise qu’elle pose plus de questions qu’elle n’apporte de réponses, mais j’estime que c’est déjà bien, car le débat concernant les formes de l’islam contemporain se réduit le plus souvent à l’exposé de grands poncifs apologétiques sans recul critique, ou à des invectives infondées. Aussi, un vaste chantier se dresse aujourd’hui devant les musulmans. Au delà de la pression extérieure qui est réelle, un débat interne me semble nécessaire pour présenter des fondements de la représentation du monde, de la société plurielle et du rapport à l’autre dans un langage clair et adapté au contexte contemporain.
[1] Trois écoles de théologie musulmane sont reconnues comme orthodoxes. Ce sont respectivement l’école ash’arite, fondée par Abou al Hassân al Ash’arî (+ en 935), l’école Hanafite-Mâtourîdite, fondée par al Mâtourîdî (+ en 944), et l’école Hanbalite, qui remonte à Ahmed ibn Hanbal (+ 855). Ces écoles ont toujours entretenu un lien étroit avec les écoles de droit musulman, dont les quatre plus célèbres sont l’école hanafite, fondée par l’imam Abou Hanîfa (+ 767), qui s’étend à la quasi totalité du monde musulman non arabe, l’école mâlikite, du nom de son fondateur Malîk ibn Anas (+ en 795), répandue au Maghreb et en Afrique noire, l’école shafé’ite, fondée par l’imam Mohamed ibn Idrîs ash-shâfi’i (+ en 820), l’école Hanbalite, fondée par Ahmed ibn Hanbal, appliquée dans une lecture très fermée en Arabie saoudite.
[2] Juriste hanafite du 9ème siècle.