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Collectivités locales et associations cultuelles : faut-il réviser la loi de 1905 ? : l’exemple des édifices cultuels musulmans

Article paru dans la revue Migrations Société – « Réflexions sur la laïcité », vol. 16, 96, 2004. – p. 197-208

A l’aube du centième anniversaire de la promulgation de la loi de Séparation, partisans et adversaires d’une refonte de son contenu seraient-ils sur le point d’ouvrir les hostilités ? Pour les uns, la situation contemporaine de pluralisme religieux et de disparité au détriment des confessions non catholiques justifierait un remodelage de la loi. Pour les autres, même si le patrimoine à la charge de l’Etat est constitué dans une large mesure par les édifices du culte catholique, les modalités de régulation de l’expression publique des cultes sont tout à fait adaptées à la nouvelle donne religieuse française. Vu de plus près, l’argumentation oscille toujours entre un niveau juridique relatif aux possibilités financières d’intervention publique en matière cultuelle, et un niveau idéologique renvoyant à la lecture que l’on donnera de la relation entre pouvoirs publics et associations cultuelles. S’il faut prendre position dans ce débat, nous affirmons clairement qu’à notre sens la loi de 1905 n’a absolument pas besoin d’une « refonte ». Il serait cependant judicieux de préciser, à travers des jurisprudences cohérentes, le sens de quelques termes et dispositions afin de définir de manière plus exacte la marge des collectivités locales dans leur action sur le bâti cultuel. La non reconnaissance des cultes, en France, se traduit-elle par l’absence totale d’une quelconque intervention sur les modalités d’expression d’une confession religieuse ? La pratique du culte musulman, à supposer qu’elle soit aussi spécifique qu’on le prétend, nécessite-t-elle une révision profonde de l’architecture juridique française en la matière ? Au vu du contenu de la loi de Séparation et de l’imposante jurisprudence qui lui a fait suite, la réponse serait plutôt négative. Après un bref rappel historique, qui ne s’avère pas inopportun si l’on veut comprendre la portée du texte instituant la « séparation », nous focaliserons notre attention sur le sens de l’articulation des deux premiers articles de cette loi de Séparation, qui oscillent entre interventionnisme et abstention de l’Etat puisque si « la République ne reconnaît, ne salarie, ni ne subventionne aucun culte[1] », elle n’en assure pas moins la liberté de conscience, et garantit le libre exercice des cultes[2].

Liberté de conscience et expression publique de l’appartenance confessionnelle

Rappelons tout d’abord que la liberté religieuse, tout comme la liberté de conscience, est une valeur fondamentale de la démocratie. Elle est mentionnée à l’article 10 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, inscrite à l’article 9 de la Convention européenne des droits de l’homme, et au premier article de la loi de Séparation du 9 décembre 1905. De cette liberté découlent un ensemble de droit, dont celui de professer ou non une religion et de célébrer, pour le croyant, le culte lié à son appartenance religieuse. En France, l’exercice du culte musulman, à l’instar des autres confessions, est majoritairement soumis aux dispositions de la loi de 1905 régissant les rapports entre les Eglises et l’Etat. Cette loi remplace le régime concordataire et les articles organiques de la loi du 18 germinal an X (8 avril 1802) et de la convention du 26 messidor an IX (15 juillet 1801), qui perdurent uniquement dans les départements du Haut-Rhin, du Bas-Rhin et de la Moselle[3]. Par la promulgation de cette loi, l’Etat a voulu signifier qu’il s’abstenait désormais de statuer non seulement sur la validité d’une religion, mais encore sur le caractère religieux d’un quelconque mouvement. Les dispositions que contient la loi de Séparation ne visent pas à une « privatisation » de la religion, dans le sens d’une pratique qui ne serait plus visible dans le champ public. Elles ont bel et bien pour but d’organiser la manifestation publique du culte, sous forme associative, considérant les associations cultuelles comme des personnes morales au même titre que les autres structures associatives, même si leur objet spécifique leur confère certains avantages. Rappelons ensuite que le socle du régime associatif, dans notre pays, est constitué par la loi du premier juillet 1901, relative au contrat d’association. Dans le domaine cultuel, être une « association de loi de 1905 », pour reprendre le terme usité dans le langage courant, signifie en fait que l’association culturelle, constituée en loi de 1901, va opérer une modification substantielle de ses statuts et se donner un objet cultuel exclusif afin d’obtenir la « grande capacité juridique » lui octroyant la possibilité de recevoir des legs et des donations. La loi du 9 décembre 1905 se pose avant tout comme une loi de compromis visant à organiser la manifestation publique du culte, essentiellement catholique à l’époque[4], sous la forme associative. En affirmant la neutralité de l’Etat vis à vis des cultes, cette nouvelle loi comportait un ensemble de dispositions juridiques garantissant la liberté religieuse ainsi que le libre exercice des cultes, pour des associations ayant un objet cultuel exclusif.

Deux points nous intéressent ici plus particulièrement, lorsqu’on aborde la question de la « neutralité ». Tout d’abord, le refus de l’Eglise catholique d’entrer dans le cadre associatif défini par l’Etat aura pour conséquence directe l’inclusion du bâti cultuel, et du mobilier s’y trouvant, dans le patrimoine public. A long terme, la manne financière va alors s’avérer considérable pour l’épiscopat, dès lors qu’une grande partie des édifices du culte catholique, construits avant la loi de Séparation, sont pris en charge par l’Etat et les collectivités locales, lesquels en assurent l’entretien et en accordent la libre jouissance, à titre gratuit, aux associations cultuelles. Ensuite, il faut prendre acte de l’impossibilité de dissocier, aujourd’hui, le texte initial de la loi de ses deux compléments. Le premier concerne les modifications opérées par le législateur tout au long du vingtième siècle, et qui ont augmenté de façon sensible les possibilités d’aides à la construction, à la rénovation et à la conservation des lieux de culte. Le second comprend les jurisprudences, abondantes, venues préciser le sens de certains termes de la loi, et qui ont du adapter le contenu à la nouvelle donne religieuse hexagonale, caractérisée par un pluralisme confessionnel et l’apparition de nombreux mouvement religieux et sectaires non affiliés à l’un des grands cultes présents sur notre territoire. Au regard des deux premiers articles de la loi de Séparation, la situation actuelle des cultes en France pose donc la question du sens de la « neutralité » et de son corollaire immédiat, l’ « équité » en matière de garantie du libre exercice des cultes.

Entre abstention et interventionnisme, une situation inégale au regard de la neutralité de l’Etat et de l’équité

Au regard des deux premiers articles de cette loi, la situation actuelle des cultes en France pose en effet la question du sens de la « neutralité » et de son corollaire immédiat, l’ « équité » en matière de garantie du libre exercice des cultes. Prenons l’exemple de la prise en charge du bâti consacré au culte ; dans ce domaine, l’article 2 de la loi de 1905 impose aux pouvoirs publics une stricte neutralité à l’égard des confessions religieuses, mais l’article 1er de cette même loi mentionne bien que la République « garantit le libre exercice des cultes ». Tout est affaire de subtilité dans l’articulation entre les deux articles… Le législateur, dans un souci de bienveillance certainement, élargira d’ailleurs à plusieurs reprises la prise en charge du bâti dédié au culte, ainsi que les modalités d’interventions ponctuelles afin de préserver l’état de conservation des infrastructures religieuses susceptibles de subir des dégradations. En voici deux exemples : l’article 13 de la loi de Séparation sera rapidement modifié par l’article 5 de la loi du 13 avril 1908, afin d’y ajouter les dispositions suivantes : « L’Etat, les départements et les communes pourront engager les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des édifices du culte dont la propriété leur est reconnue par la présente loi. », L’article 19 sera également modifié par la loi n° 1114 du 25 décembre 1942 dans le sens suivant : « Ne sont pas considérées comme subventions les sommes allouées pour réparations aux édifices affectés au culte public, qu’ils soient ou non classés monuments historiques. » Le problème réside, jusqu’à présent, dans les modalités d’application de l’ensemble de ces dispositions modifiées de la loi, lesquelles ne seront jamais réellement uniformisées, les jurisprudences des tribunaux et du Conseil d’Etat venant en préciser les contours au cas par cas. Aussi, ce va-et-vient de l’Etat entre abstentionnisme formel et interventionnisme a engendré, de fait, dans certains aspects de  l’organisation de la vie des cultes sur le territoire national, une situation de déséquilibre dans l’égalité de la pratique des différentes religions de l’Hexagone. Le texte de 1905, et plus précisément son article 13[5], a eu en effet une incidence importante sur l’entretien et la conservation des lieux de culte catholique et, dans une moindre mesure, protestant et juif. La prise en charge éventuelle des édifices construits après la promulgation de la loi de Séparation, donc du culte musulman, entre quant à elle dans le cadre de l’article 19 qui permet à la collectivité locale de prendre en charge les frais de réparation des édifices du culte dont elle n’est pas propriétaire. Les édifices musulmans n’étant pas classés, ils ne bénéficient pas de subventions du Ministère de la Culture. Mais la progression sociale des musulmans, notamment des nouvelles générations, et la possibilité de solliciter une intervention publique pour les dépenses de réparation vont certainement faire émerger de nouveaux moyens et de nouveaux besoins, qui pourront sans aucun doute trouver réponse dans le cadre légal existant, à condition que la volonté politique aille dans ce sens.

L’engagement financier des collectivités territoriales sur le bâti cultuel dont elles sont propriétaires

Nonobstant l’interdiction de subventions directes ou indirectes aux édifices du culte, la loi de Séparation autorise la collectivité territoriale à prendre en charge les dépenses d’entretien et de conservation de ce bâti, à condition de n’engager aucun frais dépassant la stricte conservation de l’édifice. Dans l’article 13 de la loi de 1905, les termes d’ « entretien » et de « conservation » sont étroitement liés. Le but visé ici consiste à définir une amplitude minimale[6] d’intervention sur le bâti afin d’assurer sa salubrité et sa pérennisation, sans aucune transformation ni embellissement. La notion d’intervention minimale n’a cependant jamais été précisée dans les textes, et relève avant tout de l’appréciation de la commune. D’un autre côté, le ministre du culte et les fidèles ne peuvent pas prendre l’initiative d’effectuer quelconque réparation sans accord de la municipalité. Comment définir alors la dépense d’entretien et de conservation ? C’est essentiellement la jurisprudence qui fixe les limites d’intervention de la commune : on retient le plus souvent que les dépenses engagées pour les grosses réparations peuvent être prises en charge par la municipalité, mais on peut signaler également que la construction d’une nouvelle église en remplacement d’une ancienne (datant d’avant la loi de séparation) est possible, à condition que la somme allouée à la nouvelle construction ne soit pas supérieure à celle qui aurait été engagée pour la réparation de l’ancien édifice. Et la marge d’appréciation de participation communale aux frais de chauffage et d’éclairage peut varier sensiblement d’une collectivité à l’autre. D’une façon générale, la jurisprudence considère les sommes versées et ne pouvant être justifiées sur la ligne de conservation et d’entretien comme des subventions en contradiction avec la loi de séparation.

L’engagement financier sur le bâti cultuel dont elles ne sont pas propriétaires

Les frais engagés pour la réparation des édifices postérieurs à 1905 ne sont pas considérés comme une subvention directe ou indirecte. Reste à définir, une nouvelle fois, ce que le législateur a voulu signifier par « dépenses de réparation ». Le Code général des collectivités territoriales ne prévoit aucune disposition particulière sur le sujet. On peut en déduire que la commune peut engager tout travaux pouvant être considérés comme contribuant à la réparation du bâti cultuel présent sur son territoire[7]. Mais ce n’est pas le point le plus sensible aujourd’hui, car la question récurrente concerne avant tout le financement de la construction des lieux de culte. Aussi, pour garantir la liberté religieuse et le libre exercice des cultes, tels que stipulés dans l’article 1er de la loi de Séparation, les collectivités publiques peuvent-elles aider au développement des édifices du culte musulman ? Si elle revient sans cesse dans les débats sur l’islam de France, la question ne date pas d’aujourd’hui. Et les réponses formulées par les responsables politiques laissent souvent perplexes. Ainsi, dans sa réponse à la question écrite n° 18938 du 9 août 1984 à ce sujet, le ministre de l’Intérieur de l’époque affirmait : « [...] Enfin, si l’égalité entre les diverses confessions religieuses est souhaitable et doit être recherchée, force est de constater, dans la pratique, une évidente inégalité entre les différents cultes, au détriment surtout du culte musulman. L’aide épisodique que ces collectivités publiques ont apportée ou viendraient à apporter en vue de l’aménagement ou de l’édification de centres islamiques vise à remédier à cette inégalité et, dans la mesure où, comme la mosquée de Paris[8], ces centres ont à la fois un objet cultuel et culturel, n’apparaît pas constituer une violation du principe de la Séparation des Eglises et de l’Etat. » Cet avis présente l’Etat comme le garant de l’équité dans l’exercice du culte, en intervenant le cas échéant lorsque celle-ci n’est pas réalisée. Mais il n’en demeure pas moins problématique, pour plusieurs raisons. Tout d’abord parce que, dans le contexte actuel de multiplication des lieux de culte musulman, le caractère « épisodique » d’une aide risque de se transformer en aide systématique dès lors que les fidèles auront de la peine à clôturer le solde des fonds à engager pour l’acquisition ou la construction d’un bâtiment. Et qu’en sera-t-il si d’autres cultes viennent à se développer dans l’Hexagone, avec leur lot de difficultés ? Ensuite parce que, nonobstant la possibilité, pour une association culturelle, de posséder un objet cultuel secondaire, l’infrastructure associative pose souvent un problème de lisibilité dans l’espace environnant, puisque les activités ayant le label culturel sont, dans la plupart des cas, destinées uniquement aux fidèles du culte concerné. Enfin, cet avis ministériel, interprété à la lettre, peut créer un flou dans la définition même du lieu de culte. Prenons l’exemple bien connu, qui ne cesse de faire couler de l’encre, du Centre culturel islamique de Rennes. Le Conseil d’Etat, dans sa délibération du 12 février 1988 concernant le financement public de ce centre, lui a reconnu la qualité d’équipement public au sens défini par le droit de l’urbanisme. La municipalité de la ville avait en effet décidé de financer le bâtiment au titre d’équipement public. L’arrêté municipal avait été attaqué par une association de résidents du quartier, relayés par le commissaire du gouvernement, pour méconnaissance des dispositions de la loi de 1905. Le Conseil d’Etat avait bien annulé, dans un premier temps, le permis de construire, mais au seul motif de non-conformité au plan d’occupation des sols, et non pas au titre de la méconnaissance des dispositions de la loi de 1905, comme le proposaient les requérants. Cet avis sème le trouble dans la définition de l’ « équipement d’intérêt général », qualificatif accordé généralement aux lieux de culte, et celle d’ « équipement d’intérêt public » étendue ici par le Conseil d’Etat à une structure qui n’a pas vocation à organiser des activités en direction des non musulmans. Ne serait-il pas plus sage de s’en tenir aux dispositions existantes et de les appliquer pleinement, en stimulant la volonté politique locale, sans discriminer un culte quelconque ? Par exemple, la collectivité publique peut approuver l’inscription d’un édifice voué à un usage exclusivement cultuel dans le plan d’occupation des sols, en tant qu’installation d’intérêt général, au sens de l’article L. 123-1-8° du code de l’urbanisme, le financement du projet de construction demeurant à la charge du porteur du projet. Plus généralement, beaucoup de lieux de culte musulman, au vu de leur vétusté, pourraient prétendre à une aide des collectivités locales au titre de la réparation inscrite à l’article 19 de la loi mais, par souci de préserver le climat politique local ou à cause d’une vision péjorative de l’islam, nombreuses sont les collectivités qui opposent un refus de principe à ce type de subvention tout en l’octroyant, dans le même temps, pour des édifices d’autres cultes présents sur le même territoire.

La question spécifique du bail emphytéotique pour la construction de lieux de culte

Cette, disposition, qui semble être en vogue à l’heure actuelle, mérite que l’on s’y attarde quelques instants, afin de mettre en lumière l’énorme amplitude d’interprétation qu’en font les élus locaux. Cette application de l’emphytéose résulte de l’accord intervenu, en 1936, entre le président du Conseil Léon Blum et le cardinal Verdier, archevêque de Paris. Par cet accord, le premier concédait à l’association diocésaine de Paris la possibilité de contracter des baux emphytéotiques, pour une durée de 99 ans et moyennant un loyer symbolique. Les auteurs de l’ouvrage Liberté religieuse et régimes des cultes en droit français[9] indiquent  à ce sujet que « Cet accord de 1936 ne figure ni au Journal Officiel ni à la Direction des archives de France. Il y est fait référence dans des correspondances échangées, à l’époque, entre le ministre de l’Intérieur et le Préfet de la Seine au sujet des délibérations de conseils municipaux de communes de l’agglomération parisienne ayant décidé la cession, à bail emphytéotique de 99 ans, de terrains à l’association diocésaine de Paris en vue de la construction d’églises. Les instructions alors données par le ministre de l’Intérieur (sur les directives du président du Conseil) au préfet de la Seine ont été de ne pas faire opposition auxdites décisions municipales. Il s’agit là de la première entorse (apportée par un gouvernement socialiste du Front populaire) au principe fondamental de l’article 2 de la loi de la Séparation du 9 décembre 1905 [...]. A l’expiration de ces baux emphytéotiques, c’est à dire à partir de 2035, la question se posera soit de leur reconduction, soit de l’intégration, dans le domaine public des communes, des édifices du culte ainsi construits depuis 1936. »

Concrètement, deux solutions s’offrent à la collectivité locale : soit elle concède un terrain en emphytéose à une association cultuelle, charge à cette dernière de conduire le projet de construction du lieu de culte soit, et là nous entrons dans la zone de turbulence interprétative, elle construit un bâtiment qui sera affecté, en qualité d’équipement public, à une association culturelle musulmane. Plusieurs municipalités ont conclu des emphytéoses avec des associations musulmanes, avec des modalités très diverses. A Auxerre, par exemple, la municipalité a pris en charge les travaux d’arasement du terrain, estimés à 64000 €, malgré le refus de conseillers municipaux qui y voyaient une subvention indirecte[10]. A Montreuil, la mairie a exigé que les associations musulmanes de la ville se constituent en une fédération locale qui signera le bail. Celui-ci, portant sur un terrain de 4000 m², serait de longue durée, pour un loyer modique[11]. A Bourtzwiller (Mulhouse), le coût des travaux a été supporté par l’association, ainsi que par le Conseil général du Haut-Rhin au titre des investissements cultuels. Le loyer annuel a été fixé à 150 €. A Hérouville-Saint-Clair (Caen), la municipalité a décidé d’aider à la relocalisation des locaux de l’Association Islamique et Culturelle du Calvados. Les locaux actuels, assez vétustes, étant situés dans une zone d’activité économique la municipalité, plutôt que de se lancer dans des travaux de réhabilitation, projette de construire 250 mètres carrés de locaux dans un autre quartier, qui seraient gérés par ladite association pour ses activités culturelles. Cette dernière prendrait à sa charge la construction, sur le même endroit, d’une salle de prière. La délibération, malgré les réticences des élus de l’opposition, a été adoptée[12].

Les exemples d’emphytéose ne manquent pas. Dans tous les cas, le degré d’implication des élus locaux dans les dossiers soumis par les associations musulmanes peut varier de façon considérable, renvoyant à une interprétation des textes très variable. S’inscrivant, à l’origine, dans une logique de plus value financière[13], l’emphytéose gagnerait donc à être circonscrite de façon beaucoup plus précise par les textes, afin d’en préciser de façon plus exacte la portée sur le foncier et le bâti. Jusqu’à présent, les deux arguments plaidant en faveur de la pratique des baux emphytéotiques sont la durée et le faible coût du loyer. Mais ces arguments trouvent vite leurs limites : concernant la durée, l’absence de discussion sur l’issue du bail ne fait que repousser une négociation incontournable car, de toute façon, les dispositions légales empêchent sa reconduction tacite, et la signature d’une nouvelle convention, tout comme la cession du terrain seront soumises, sauf changement, à l’accord préalable du conseil municipal de la ville concernée. Au plan du loyer, certaines voix se sont élevées contre la pratique des loyers « symboliques », et exigent que les collectivités locales réajustent les prix des baux sur ceux des marchés. Même si les jurisprudences du Conseil d’Etat semblent être assez tolérantes en la matière, une association cultuelle ne serait pas tentée de prendre un bail dont le coût, à terme, serait plus important que l’achat du terrain. Mais il est possible, dans l’absolu, de réorienter l’objectif financier du bail emphytéotique pour faciliter, sans tomber pour autant dans une logique de financement indirect au culte, l’édification de lieux de culte, en inscrivant notamment dans la convention de bail des clauses particulières favorables au preneur. Mais laissons cette tâche aux juristes…

A l’issue de ces quelques réflexions, il apparaît que le socle de la loi de Séparation, amendé plusieurs fois au cours du siècle dernier, offre un cadre tout à fait pertinent pour la gestion des cultes en France. Il définit des conditions particulières de prise en charge du patrimoine cultuel, dont la dimension historique et culturel n’est pas à remettre en question, dont l’Etat est propriétaire, tout en offrant aux collectivités publiques quelques possibilités d’action sur les édifices cultuels dont elles ne sont pas propriétaires, dans un souci de garantir l’équité dans l’exercice des différents cultes. Cependant, et on l’aura bien compris, les modalités d’intervention doivent absolument être précisées afin d’éviter l’expansion de deux logiques extrêmes, l’une considérant toute action d’une collectivité publique dans un projet ayant une dimension cultuelle comme une entorse à la loi de Séparation, l’autre prônant une sorte d’affirmative action en vue de la mise à niveau du culte musulman en France. Une position médiane est tout à fait possible, dans le cadre légal existant, qui consisterait à préciser, notamment dans le code de l’urbanisme et dans celui des collectivités territoriales, les domaines d’intervention des collectivités locales dans les projets ayant une dimension cultuelle. Adopter une position médiane doit consister également, pour les élus locaux, à prendre les dossiers déposés par les associations musulmanes sans a priori ni considérations électoralistes. Certaines municipalités posent aujourd’hui aux porteurs de projets musulmans des conditions tacites inacceptables au plan du droit ou de la morale, en octroyant par exemple des terrains dans des zones industrielles ou d’activités économiques, ou à la périphérie d’une ville afin d’ôter toute visibilité « gênante » de la mosquée pour les habitants. D’autres exigent, en échange de l’octroi d’un permis de construire ou de la conclusion d’une emphytéose, qu’il n’y ait pas d’autres mosquées construites dans le reste de l’arrondissement. D’un autre côté, les musulmans doivent faire preuve de maturité dans l’élaboration de leurs projets : après l’islam des caves, n’assisterions-nous pas à l’émergence d’un islam des usines et des magasins désaffectés ? Bien des dossiers déposés en mairie suscitent l’interrogation des élus locaux, surtout lorsqu’une communauté de quelques centaines de fidèles se lance dans une course aux mètres carrés, ou désire racheter de grands bâtis dont l’état de vétusté les conduira à finaliser leur ambition, à grand peine et souvent sans réel projet de rentabilisation de l’édifice, au bout de longues années. Là aussi, la position médiane consiste à élaborer des projets à l’échelle des communautés musulmanes locales et à ne pas exagérer une dynamique cultuelle qui, pour sa part, est bien réelle.


[1] Article 2 de la loi de Séparation.

[2] Cette volonté est inscrite dans l’article premier de cette même loi.

[3] Il existe en fait plusieurs régimes des cultes en France, au-delà des dispositions spécifiques qui perdurent dans ces trois départements, notamment dans certains départements et territoires d’outre-mer. Ainsi, le législateur entérinera le régime concordataire et les articles en Alsace et en Moselle, la reconnaissance du seul culte catholique en Guyane, ou encore la nomination des autorités musulmanes par le Préfet à Mayotte. Par souci de commodité nous focalisons notre attention, dans cet article, sur les dispositions de la loi de Séparation.

[4] On peut s’interroger sur l’ignorance du bâti musulman par la loi alors que l’Algérie était à l’époque un département français. L’article 12 mentionne par exemple que « Les édifices […] servent à l’exercice public des cultes […] (cathédrales, églises, chapelles, synagogues, archevêchés, évêchés, presbytères, séminaires) » ignorant complètement de citer les édifices du culte musulman. L’article 43 de la même loi stipulait pourtant que «  Des règlements d’administration publique détermineront les conditions dans lesquelles la présente loi sera applicable en Algérie et dans les colonies. ». Sur cette question de la non application des dispositions de la loi de 1905 en Algérie, on pourra consulter l’excellent article de Franck  Frégosi, intitulé « Les contours fluctuants d’une régulation étatique de l’Islam », in Hommes et Migrations, n° 1220, juillet-août 1999.

 

[5] « […] L’Etat, les départements, les communes et les établissements publics de coopération intercommunale pourront engager les dépenses nécessaires pour l’entretien et la conservation des édifices du culte dont la propriété leur est reconnue par la présente loi. » article 13 modifié de la loi de Séparation.

[6] La possibilité d’action n’est pas une obligation, la faculté d’action étant laissée à l’appréciation des collectivités territoriales concernées, en fonction de la nature de l’action à engager et de leurs budgets respectifs. Une commune peut cependant être condamnée si un dommage causé par la dégradation du bâti cultuel communal est lié à un défaut d’entretien de l’édifice.

[7] Cf. la question du député Francis Hardy, Journal officiel de l’Assemblée nationale, questions écrites, 18 avril 1988, p 1674.

[8] La loi du 19 août 1920 portait en effet affectation d’une subvention de 500 000 F à la société des habous et Lieux saints de l’Islam pour la construction d’un Institut musulman à Paris, qui abrite jusqu’à nos jours la célèbre mosquée en son sein.

[9] Op. Cit., p 795-796.

[10] Cf. L’Yonne Républicaine du 03 février 2003.

[11] Cf. www.pariobs.com/articles/p85/a24827.htm, et les comptes-rendus des conseils municipaux sur www.mairie-montreuil93.fr.

[13] La logique de l’emphytéose est en effet avant tout financière et patrimoniale : elle vise à trouver une entente entre la collectivité désirant augmenter, à terme, son patrimoine, et le preneur qui désire opérer une plus value financière. Comment concilier cette logique avec la mise à disposition d’un terrain pour y ériger un édifice du culte ? En effet, si l’on suit cette logique financière, l’association cultuelle preneuse du bail se retrouvera, à terme, dépossédée de la propriété de l’édifice construit sans avoir obtenu une réelle plus value.

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